L’Europe est-elle chrétienne d’Olivier Roy ?

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 30 janvier 2019 : « L’Europe est-elle chrétienne » d’Olivier Roy.

Olivier RoyUn des livres précédents d’Olivier Roy était intitulé La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008). Aucun sous-titre à son nouvel opus, j’aurais cependant le désir de proposer celui-ci : Le temps de la religion sans foi. En effet, tel est le propos d’Olivier Roy : il observe chez les populismes, de droite, une revendication des signes chrétiens, mais détachés de toute relation vivante et croyante à un quelconque Dieu, ces signes ne sont que des marqueurs identitaires chargés de faire pièce à des expressions estimées néfastes aux peuples d’Europe ; pour faire court : les clochers contre les minarets, ou encore la chrétienté sans le christianisme.

La religion sans culture mène aux slogans et aux fanatismes ; la religion sans foi devient un seul instrument idéologique aux mains de leaders faisant feu de tout bois. Prenons le temps de considérer quelques-uns des propos de ce livre. Il très bien documenté, juste dans les choses qu’il considère, on passera donc quelques approximations, de vocabulaire ou de situations. J’ajoute qu’il est un livre engagé ; il affirme des choix et dénonce des attitudes, en particulier les ambiguïtés d’attitudes de membres de la hiérarchie catholique : ce n’est pas parce que l’on a le nom de Dieu à la bouche ou que l’on prétend défendre les « racines chrétiennes » de l’Europe que l’on peut prétendre bénéficier d’un blanc-seing des autorités religieuses ; versant dans cette attitude, à la fois elles se discréditent, surtout, elles ajoutent à la réduction de la foi à un seul support à des choix sociaux, qui comme tels, ne sauraient se revendiquer, par nature, de la foi chrétienne. Faute de dire cela explicitement, il serait mieux de se taire.

Pour Olivier Roy, « la vraie question est celle de la place du religieux dans l’espace public en Europe. Derrière le débat sur l’islam se cache en effet un débat plus profond sur la nature même de l’Europe, et sur sa relation avec le religieux en général » (p. 10).

Rupture politique : L’Europe westphalienne

Pour notre auteur, le modèle d’État dans lequel nous sommes est l’héritier de l’État westphalien. Ce modèle trouve son principe dans le Traité de Westphalie (1648) : faute d’une entente religieuse en Europe, à la suite de la Réforme, le nouvel équilibre est fondé « sur les États dont la souveraineté est territoriale et qui contrôlent le religieux : il n’y a plus d’instance religieuse au-dessus des États » (p. 18). « Faute d’une ‘’paix des religions’’, c’est le politique qui fixera désormais la place du religieux en Europe. Et nous sommes toujours dans ce cas de figure » (p.21). Après 1648, « on n’est plus chrétien, mais catholique ou protestant. Et c’est le pouvoir politique qui gère la répartition et le rapport des forces » (p. 24).

La volonté de ces dernières décennies d’organiser l’islam de France ressort de ce principe. La deuxième partie du XXe siècle en Europe a vu se conjuguer sécularisation et déchristianisation. Olivier Roy développe cela en particulier en montrant que les catégories de sociologie religieuse qui prévalaient avec les enquêtes du chanoine Boulard, ne sont plus opérantes désormais.

« Les non-pratiquants qui se disent chrétiens ne pratiquent plus les rites essentiels de l’Église même occasionnellement (ainsi de la confession et de la communion une fois par an, ce qui était un critère de mesure des ‘’chrétiens occasionnels’’) ; ils ne vont à la messe que dans un cadre de socialisation, de conformisme, voire de festivité, où ils sont plus consommateurs que pratiquants (mariage et enterrement). Mais, en même temps, ils cochent la case ‘’chrétien’’ (ou ‘’catholique’’ et ‘’protestant’’) dans les sondages. Ce sont justement des Européens pour qui le christianisme est une référence identitaire et pas du tout une référence religieuse » (p. 51).

« La question clé est donc de savoir à quoi correspond cette référence au christianisme. Est-ce de la religion ‘’froide’’, de la religion sécularisée, ou bien un pur marqueur identitaire qui se réfère à un système de valeurs qui n’a plus rien de chrétien ? » (p. 52). Pour Olivier Roy, la raison la plus sérieuse de la déchristianisation n’est pas interne aux religions, n’est pas dans leur caractère rétrograde ou dans leur volonté de s’adapter (cf. Vatican II), mais c’est la révolution des mœurs des années 1960 : « Celle-ci introduit la vraie déchristianisation, qui est non pas tant la chute de la pratique (commencée dès la fin de la Deuxième guerre mondiale), que la référence à une nouvelle anthropologie centrée sur la liberté humaine » (p. 54).

Rupture anthropologique : Le fondement des valeurs

En-deçà des valeurs et de la liberté, l’enjeu essentiel porte sur ce qui fonde et les première et la seconde, tel est ce que pointe l’Église catholique ; celle-ci « attaque non sur la définition des valeurs, mais que la question de leur fondement, aussi bien en politique qu’en morale, un fondement qui ne saurait dépendre de la liberté des êtres humains » p. 65. Ce sera le grand combat des papes du XIXe siècle, de Grégoire XVI à Pie X, le combat contre le libéralisme. Le modèle libéral-libertaire qui semble aujourd’hui dominer dit le « succès » de ce combat !

L’Église catholique « a pris conscience de la rupture sur les valeurs, et du fait que la loi et la morale ‘’naturelles’’ ne sont plus partagées. Les nouvelles valeurs sont fondées sur l’individualisation, la liberté et la valorisation du désir, ce ne sont plus des valeurs chrétiennes sécularisées [ce qui était encore le cas pour la IIIe République et ses instituteurs ; pensons au ‘’commun’’ sur lequel pouvait encore s’appuyer un Renan dans son propos fameux Qu’est-ce qu’une nation ?]. La liberté de la personne l’emporte sur toutes les normes transcendantes, il n’y a plus de morale naturelle, commune à tous. Les valeurs chrétiennes reviennent alors sous forme de normes explicites, précisément parce qu’elles ne sont plus comprises et partagées » (p. 87-88).

La pratique juridique manifeste ce passage vers des valeurs, non plus reçues, mais que chacun, chaque groupe se donne et qu’il entend voir reconnues et défendues. « Que le droit, sous la forme de la législation parlementaire ou de la pratique des tribunaux, finisse par donner une forme juridique aux nouvelles valeurs montre que celles-ci sont désormais dominantes dans la culture européenne. En ce sens, il n’y a pas de ‘’réaction conservatrice’’ à Mai 1968 sur le plan des valeurs : le populisme qui va monter vers la fin de la décennie 1970 n’est pas vraiment une contre-révolution, car l’objet de sa haine (les élites, l’immigration, l’Union européenne) n’est pas le nouveau système de valeurs. Le populisme est tout aussi individualiste, hédoniste et anti-élites que les jeunes de 1968 : simplement, les populistes ne veulent jouir qu’entre eux » (p. 90). « Le grand paradoxe reste que, au moment même où l’Église faisait sienne l’adaptation théologique à la modernité, elle est partie en guerre contre les nouvelles valeurs de cette modernité [cf. Humanae vitae]. Ce n’est pourtant pas avec la visée de revenir au ‘’bon vieux temps’’. Car l’Église ne parle pas de culture. Elle essaie seulement de repenser la norme dans son absolu, sans sa vérité, dans la vérité » (p. 97).

« Désormais, la rupture entre le catholicisme et la culture dominante européenne ne porte plus sur le pouvoir ; et elle va aussi bien au-delà d’un désaccord sur la morale : elle porte sur la question anthropologique, à savoir sur ce qui fonde la société en général, et la société européenne en particulier » (p. 103). Une rupture qui s’inscrit dans ces ruptures : « le pari bénédictin » L’Église catholique, en certaines de ses expressions, va prendre acte de cette rupture. Les années 1970 vont voir la naissance de groupes et de communautés qui font le choix, au moins pratique, de se développer « en marge » de l’ensemble d’une société pensée désormais ou hostile ou indifférence ; leur statut canonique, « de droit pontifical » les inscrit dans la mondialisation déterritorialisée.

« Leur déterritorialisation accentue la coupure entre ces communautés de foi et le reste de la société, car les deux ne partagent plus un espace commun. On assiste à la mise en place de deux mondes parallèles, qui n’ont plus de valeurs communes : pour les croyants seule la foi compte, tandis que les gens du monde séculier ont perdu toute connaissance profane de la religion et considèrent, en conséquence, le croyant au mieux comme quelqu’un d’un peu bizarre, au pire comme un fanatique » (p. 110).

Une telle marginalisation se trouve accentuée, « encouragée » par le laïcisme, en tout cas les tenants d’une laïcité non seulement politique mais aussi sociale. « L’obsession du religieux voit du religieux partout, d’où le développement d’une réglementation tatillonne […]. Dans tous ces cas la laïcité chasse de l’espace public le moindre signe religieux, elle contribue à le vider de toute spiritualité mais aussi à rejeter le religieux non dans le privé (auquel il n’appartient jamais, par définition), mais dans la marge, à la disposition des radicaux » (p. 178-179).

A la fin de ces mêmes années apparaissent et se développent les mouvements populistes. Paradoxalement, alors que la référence chrétienne devient hétérogène à la vie sociale, celle-ci se développe dans ces mouvements populistes. Il ne faut pourtant pas se laisser abuser, cette référence n’est en rien appuyée sur une foi, elle n’est qu’utile à fournir des marqueurs identitaires à opposer à ce que dénoncent ces populistes : islam, migrants, élites, Union européenne. Le populisme consiste en « la défense d’un peuple imaginaire, supposé homogène et partageant la même culture, les mêmes coutumes et les mêmes valeurs » (p. 147).

Olivier Roy estime que le croisement de deux mouvements, apparemment contradictoires, laïcisme et défense de l’identité chrétienne, se rejoignent sur le fond en contribuant, l’un comme l’autre, à promouvoir une religion sans foi. « Les sécularistes contribuent à défaire le lien entre Europe et christianisme, ce qui explique leur passage aux identitaires. Mais il est fort curieux de voir des intellectuels chrétiens croyants s’accrocher à un christianisme identitaire qui éviscère la spiritualité qu’ils prétendent avoir retrouvées en leur for intérieur » (p. 187-188).

Les ressources de l’Europe

Je termine cette présentation du livre, que certains pourront contester, en particulier au nom d’un des « marqueurs » du catholicisme, son inscription dans les structures sociales – peut-on distinguer absolument christianisme et chrétienté ? – par le paragraphe qui conclut notre ouvrage. Ces lignes ne prennent pas leur parti d’une société qui n’en est plus une, puisque ne consistant qu’en la juxtaposition d’intérêts individuels ou catégoriels ; elles expriment leur confiance dans des ressources que l’Europe n’a pu totalement oubliées.

« Face à la mondialisation, l’enjeu est à la fois de retrouver une échelle humaine et de faire le poids par rapport au reste du monde : seule l’Europe peut répondre à ces deux objectifs. Il faudra bien revenir aux fondements, en particulier ceux de la société libérale européenne tout comme ce qui lui reste de mémoire chrétienne. Il faudra bien revenir au projet fondateur de l’Europe, au-delà de sa normativité bureaucratique. L’Europe est le seul corps où l’on puisse encore insuffler quelque esprit » (p. 193).

Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers