Blandine Kriegel, Spinoza, l’autre voie

Fiche de l’Observatoire Foi et culture n°1 -2019 sur Blandine Kriegel, Spinoza, l’autre voie.

SpinozaPour les habitués des colloques de l’Observatoire Foi et Culture (OFC), les travaux de Blandine Kriegel ne sont pas inconnus. Elle participa il y a quelques années au colloque Mémoires en crises avec une conférence sur le thème : la méconnaissance du théo-politique dans la mémoire nationale. Ce fut pour pas mal d’entre nous l’occasion d’une prise de conscience1. Blandine Kriegel démontrait que la crise de notre mémoire nationale, les difficultés que nous rencontrons souvent pour comprendre notre passé, nos héritages culturels, et par conséquent notre présent, ont leur origine dans la décision arbitraire de limiter la mémoire nationale au XVIIIe siècle et après, à la Révolution et après. Du coup, s’imposait un refus global de comprendre l’importance de la dimension théo-politique de notre histoire et ceci depuis le XVIe siècle.

Toutes ces questions sont appronfondies dans Spinoza. L’autre voie, cette synthèse éclairante que Blandine Kriegel vient de publier. Spinoza est précisément l’un de ces auteurs qui analysent l’enjeu de la question théo-politique sur la longue durée. Bien des critiques faites à Spinoza ignorent qu’en fait il doit beaucoup aux penseurs religieux des XVIe et XVIIe siècles. Il leur emprunte sa manière de lire la Bible et le souci en histoire de donner la priorité aux documents et aux témoins. La critique biblique de Spinoza « n’éclate donc pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein mais comme l’aboutissement retentissant d’un effet pluriséculaire ».

Le même travail de longue haleine est présent dans la pensée spinoziste du politique, en lien avec la théologie, donc le théo-politique. Blandine Kriegel rééquilibre les deux termes dans l’expression même de théo-politique. Elle insiste sur le fait que Spinoza articule « au théologique ce qui avant lui en demeurait séparé, c’est-à-dire les droits de l’homme, le pacte social, la souveraineté, non sans les infléchir dans une justification de la République démocratique » (p. 96). La pensée de Spinoza s’éclaire dès qu’on reconnaît avec lui que la religion a beaucoup à nous apprendre sur la politique : « Il substitue les modèles de la République des Hébreux et des Évangiles et l’exemple de Venise et des Provinces unies à la démocratie grecque et à la république romaine » (p. 167). Et Blandine Kriegel met en évidence, selon Spinoza, les enseignements de la religion applicables au politique, pour fonder la souveraineté, la démocratie, la séparation des pouvoirs en même temps que le droit à la liberté de penser. Il faudrait particulièrement souligner le lien très fort exprimé entre la « République démocratique et la liberté de conscience ».

À travers ces brèves notes s’esquisse « l’autre voie » que Blandine Kriegel dégage dans sa lecture de Spinoza. La différence apparaît tout particulièrement sur le plan du théologico politique. Pour Spinoza, la République démocratique appelle non une rupture dans l’expression théo-politique, ni l’exclusion de l’un des termes, mais une articulation. Celle-ci implique que la religion ne se confonde pas avec le politique bien que celui-ci doive beaucoup à la religion. « L’autre voie » se fonde sur le refus de faire de la politique une nouvelle religion. Cette autre voie se caractérise également par l’espoir que la pensée du politique, dans la société sécularisée sorte de l’oubli du théo-politique. Il s’agit aussi d’assumer sereinement une reconnaissance de la religion dans la fondation de la modernité démocratique.

L’immense mérite de cette lecture de Spinoza est de nous inciter à un réexamen de certaines interprétations de la sécularisation. Or il est évident que l’insistance, justifiée, mise en France sur la laïcité tend à occulter la question du sens, voire de la possibilité d’une totale sécularisation qui veut faire de la politique une religion, « qui investit toutes les énergies du sentiment religieux dans la politique ». Cette lecture insiste sur la perspective opposée, celle de Spinoza pour qui le noyau des valeurs religieuses résumé par l’amour évangélique « doit être sanctuaire pour servir de fondement au lien civil » (p. 435).

En conclusion, notons que l’ouvrage de Blandine Kriegel met bien en évidence la force du lien entre les divers aspects de la pensée de Spinoza, entre la pensée politique, la morale, la théologie, et l’Éthique à laquelle est consacrée, au coeur du livre un commentaire d’une grande limpidité.

Guy Coq