Eric de Rus, la parole ardente

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) sur Eric de Rus, La Parole ardente, éditions Saint-Léger, 2018.

La parole ardenteÉric de Rus enseigne la philosophie, mais il est surtout connu pour ses recueils de poèmes (Le chant du feu, Un cœur épousé, Vivre en incandescence) et ses dialogues avec la danseuse chrétienne Mireille Nègre. Il s’est également intéressé à la philosophie de l’éducation développée par Edith Stein, et lui a consacré plusieurs essais (L’art d’éduquer selon Edith Stein ; La personne humaine en question ; La vision éducative d’Edith Stein). Il a déjà eu l’occasion de partager quelques réflexions philosophiques sur l’acte poétique, notamment dans plusieurs interviews, et l’on attendait qu’il développe sa pensée sur ce thème.

Son dernier livre, La Parole ardente, est un premier pas dans cette direction. Mais que l’on n’espère pas lire ici un traité théorique sur la création poétique. Dans ce bref essai, Éric de Rus nous partage plutôt son expérience intime et très personnelle de poète chrétien, habitée par un fonds philosophique, et traversée par les œuvres de divers artistes. Ce qui explique le décentrement parfois perturbant que vit le lecteur au fil des pages. Et ce qui va lui imposer un effort de concentration soutenu car l’élégance du style cache un noyau de pensée profond et exigeant.

Éric de Rus commence par interroger la parole humaine sur ce qu’elle dit, sur ce qu’elle désigne, ce qu’elle contient, au-delà et en-deçà des mots. Un premier constat va orienter toute la suite : la parole discursive, qu’elle soit philosophique ou scientifique, ne nous livre rien du mystère de la Vie. Elle lui reste extérieure, rivée au monde objectif qui est d’emblée déconsidéré. Au contraire la parole inspirée est attachée par sa dimension poétique à la Vie, qui est elle-même Présence. Cette Vie, avec une majuscule, englobe les êtres humains, les vivants, mais aussi la création toute entière. La Vie ainsi élargie se révèle pleine de la Présence divine qu’elle manifeste. Reconduisant les réflexions de Michel Henry, Éric de Rus tente aussi de les dépasser en interrogeant l’écart entre le voir et le parler qui traversent tous deux l’existence humaine. Le voir est supposé être immédiat, il atteindrait les choses directement. Alors que le parler passerait par la médiation des mots, qui succombent aisément à la tentation du discours objectif. Or pour l’auteur, le discours reste toujours extérieur aux choses. La Vie, cette réalité primordiale, est présence sans médiation ni représentation : elle semble toujours échapper aux mots. C’est là toute la contradiction d’une parole sur la Vie, qu’il s’agira dans la suite de tenter de dépasser.

Car comment, malgré tout, « parler la Vie » ? Il existe selon l’auteur, des intuitions fondatrices par lesquelles l’âme est en communion avec la Vie : c’est l’expérience naïve de l’enfance, ou celle de la contemplation de la nature. Ce qu’Éric de Rus appelle « la perception poétique de la réalité » : en éprouvant intérieurement la réalité singulière des choses, l’âme accède à la Présence. La médiation n’est plus linguistique, elle a changé de nature : c’est l’homme tout entier qui devient le médiateur entre la Vie et le monde objectif et corporel.

Pour « parler la Vie », il faut passer de la vision intérieure à la parole poétique. Parler, c’est abandonner la représentation pour accéder à la Présence, c’est habiter la parole. Les exemples d’oeuvres artistiques qui sont proposés à notre réflexion suggèrent que l’artiste est le véritable interprète d’une telle parole vivante. Ce déplacement, qui renvoie à l’expérience intime de la Vie qu’il s’agit de « parler », génère la métamorphose de notions qui se trouvent élargies bien au-delà de leur sens obvie. La vérité, le sentir, le silence, l’image, le symbole sont mis à contribution pour tenter d’exprimer ce qui par nature est étranger au langage. La perception poétique commence par une écoute, une ouverture, un état d’éveil dans lequel l’âme va s’ouvrir la Vie. Cette Présence n’est pas envahissante, elle se veut discrète, et se manifeste d’abord comme absence, ainsi que l’ont expérimenté les mystiques comme Jean de la Croix.

Reprenant les observations de Heidegger sur la parole poétique, et ses commentaires des Hymnes de Hölderlin, Éric de Rus développe la notion de « parole parlante ». Parler suivant un tel mode, c’est percevoir l’excès de la Présence à travers le silence. C’est aussi éprouver la Vie dans le retrait de la Présence. Alors que Heidegger s’arrête au seuil du gouffre révélé par le poète, Éric de Rus avance un pas de plus en donnant une place à la parole liturgique qui, selon lui, porte le doux silence dans le coeur de l’existence. Le verbe poétique n’a donc rien de futile. Il porte même la responsabilité de dire la vérité, qu’il faut entendre en un sens très particulier : « parler le vivant silence de la Présence ». Les mots du poète (et donc aussi ceux de l’auteur dans cet essai) deviennent l’expression d’une mémoire universelle. La voix poétique reste liée à la chair, à l’ici-et-maintenant, et en même temps elle proclame la Vie. L’être humain n’est plus condamné à vivre à la périphérie de lui-même et de la Vie, à demeurer déchiré entre la superficialité des choses extérieures et l’appel intérieur qui sourd de son âme. Il est appelé à vivre poétiquement, à partager à travers l’acte poétique une Vie ouverte à l’infini.

Éric de Rus nous livre ici un véritable témoignage spirituel, celui d’un poète chrétien. Ce qu’indique implicitement le sous-titre : « Pour une poétique de la Présence ». Sous sa plume, les mots se trouvent retaillés pour prendre place dans sa mosaïque intérieure habitée par la foi. Pour lui, nul doute que l’acte poétique tel qu’il le vit soit un mode de communion à la Vie et donc au Divin. Mais cet acte poétique dont parle Éric de Rus est celui d’un chrétien, et se trouve pré-orienté par sa foi. Il nous parle d’un monde déjà converti, déjà tourné vers Dieu. Or le poète est souvent tenté de se prendre lui-même pour dieu, à la manière des artistes contemporains ou de Lord Byron. François Cheng rappelait à ce propos, dans ses
Méditations sur la beauté, que l’expérience du beau est inséparable de la tentation du mal.

Ce texte stimulant, parfois d’une lecture ardue, n’est pas un achèvement, mais plutôt un début et une invitation. Il sera certainement suivi d’autres explorations, et je me permets d’en suggérer certaines qui peuvent aussi inspirer le lecteur, notamment sur les paroles médiatrices ouvertes à la transcendance et la Vie qui ne tombent pas dans le champ poétique : la part créatrice de la parole performative du prêtre qui consacre, bénit et pardonne ; la médiation silencieuse opérée par la rencontre intérieure avec Autrui, développée par exemple par Lévinas ; le statut de l’oeuvre artistique/poétique qui, une fois produite, devient à son tour médiation pour le spectateur/lecteur, et de « parole parlante » devient « parole parlée » ; le dévoilement de la vérité dans toutes ses dimensions par la méthode phénoménologique.

Vincent Aucante