L’adieu aux armes – A Farewell to Arms

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) n°38 sur L’adieu aux armes – A Farewell to Arms de Frank Bozage, 1932, 2018.

OFCÀ l’occasion du centenaire de l’Armistice ressort sur les écrans, en version intégrale restaurée, l’un des tout premiers films parlants consacrés à la Première Guerre mondiale, adaptation par Frank Borzage du roman éponyme d’Hemingway. Les apparences sont trompeuses : la guerre semble bien artificielle, reconstituée dans des studios où les hôpitaux restent immaculés, les infirmières ravissantes et la mise en pli des officiers impeccable ; à première vue, il s’agit plus d’un mélodrame que d’un film de guerre, Borzage se réappropriant l’intrigue à tel point qu’Hemingway l’accusera d’avoir « sentimentalisé » ses personnages.

En rester là serait pourtant méconnaître la force proprement cinématographique de l’œuvre, qui seule donne accès à son propos de fond. Pour Borzage, il ne s’agit ni de se plaindre de l’horreur d’une guerre que tous ses contemporains ont éprouvée ni de prétendre nous entraîner dans le quotidien de combats qu’aucun ancien combattant ne désirait revivre, mais de méditer sur ce qui permet à l’humanité de survivre à une telle épreuve. Comment l’homme se comporte-t-il en présence de l’inhumanité et, surtout, où puiser un surcroît de sens pour conserver (ou renouveler) une espérance ?

La réponse du réalisateur tient en un mot : l’amour. L’amour total, charnel et spirituel, que rien n’explique sinon l’élan surgi du plus intime de deux êtres, que rien n’altère pas même le temps qui ne fait que le renforcer, que rien n’épuise pas même la mort qui, au terme, n’apparaît que comme une tragique péripétie, sans prise sur le mystère qui s’est donné à connaître et demeure au-delà de tous les coups du sort et les délitements inéluctables.

Pour exprimer la force de cet amour, le réalisateur ne se contente pas du magnétisme de ses deux acteurs principaux, Gary Cooper et Helen Hayes. Éclairages, cadres, mouvements de caméra se combinent pour nous faire gravir avec eux les cimes du don de soi, depuis leur première étreinte, près de la source d’une fontaine à l’écart d’un parc que dominent les statues guerrières, jusqu’à l’élévation commune vers le ciel alors qu’un dernier soupir semblait avoir clos leur histoire. Tout va très vite et pourtant le temps se dilate (1), tout est suggéré sans fards mais magnifié par un regard bienveillant (2). Seul compte cet échange mutuel qui ne cesse de croître, assumant les faiblesses (3) et comblant les distances, remplissant les silences et dépassant les mots.

Dès lors le miracle se produit. Car c’est précisément la lumière de cette communion qui, s’opposant à la cruauté absurde du conflit, permet aussi de contempler celui-ci en face (4). De fait, les trouvailles de mise en scène concernent aussi les turpitudes de la guerre, qu’il s’agisse de l’extraordinaire travelling arrière où le cadre d’une fenêtre contemplant des soldats qui passent se révèle entouré par la jambe d’une fille ivre qu’un officier lutine, de la façon dont l’exclusion cruelle d’une infirmière enceinte est contemplée du haut d’une échelle par celle qui voulait en savoir davantage, ou de l’hymne sauvage que composent soudain les combats et les explosions en un montage digne d’Eisenstein. Et tous les personnages, d’abord mécaniques et stéréotypés, s’humanisent à mesure que la folie meurtrière avance (5).

Parce que l’amour primordial existe, la guerre ou la mort ne peuvent gommer de la vie son caractère de bénédiction. Les prêtres sont au service d’un tel amour, quand bien même il ne répond pas aux canons habituels (6). C’est lui qui donne de discerner dans le mourant le plus anonyme le Christ qui tombe de sa croix (7). Oui, ces acteurs à l’air propre sont d’une génération qui ne craint pas de plonger dans l’eau glacée ; ce réalisateur qui semble faire ses gammes est capable de nous faire adopter le regard du blessé qui, sur sa civière, scrute le ciel jusqu’à l’apparition du visage de la Bien-aimée. Les biplans de la première image sont remplacés par les colombes de la dernière. La guerre a révélé ce qui ne passe pas.

Denis Dupont-Fauville