L’Église, la mémoire, le passé, la nation en Espagne

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 26 septembre 2018 sur l’Église, la mémoire, la nation en Espagne.

La crise catalane n’est pas l’unique thème de la vie politique, sociale et culturelle en Espagne même si elle mobilise des enjeux qui traversent toutes les problématiques de la nation en Espagne. Comment définir un
ensemble national marqué par la pluralité territoriale et la diversité des options idéologiques et politiques ? C’est à ce défi qu’est confrontée la société espagnole dans un climat marqué par les tensions et les divisions.

Quelle place l’Église tient-elle dans ces débats ?

La décision du nouveau président du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sánchez, d’exhumer le corps de Franco de la basilique de la « Valle de los Caídos » (« Val de ceux qui sont tombés ») réveille la thématique de la Guerre Civile. L’enjeu politicien est évident : en remettant en pleine lumière la fracture de la guerre, on réactive, à peu de frais, le clivage gauche-droite. La basilique de la Valle de los Caídos fut construite à partir de 1940, aux environs de l’Escorial, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Madrid. Il s’agissait pour Franco d’élever un monument de réconciliation à l’issue de la guerre civile. Pour cela, il recourait à l’Église dont le rôle social et politique devait être réhabilité selon lui, après avoir été marginalisé et séparé par la constitution de la Seconde République (1931). La basilique fut achevée en 1958 et consacrée en 1959. Mais l’objectif d’en faire un lieu de réconciliation fut manqué pour deux raisons : la première tient aux conditions de construction – ce furent des prisonniers politiques qui constituèrent la main d’oeuvre ; beaucoup y périrent – ; la seconde à la manière dont les corps des victimes furent enterrés dans le sanctuaire : les morts républicains étaient amenés à la Valle de los Caídos sans le consentement de leurs familles. En 1975, l’inhumation de Franco acheva de donner au monument une signification « franquiste » univoque.

Aujourd’hui, l’Église d’Espagne a fait savoir qu’elle ne s’opposerait pas à l’exhumation de Franco. Pourtant les bénédictins du couvent qui veille sur le lieu ont toujours manifesté leur proximité affective et politique avec Franco. Reste aussi à savoir ce qui va advenir du monument. Coiffé d’une immense croix de 150 mètres de haut, visible, par temps clair, depuis Madrid, le lieu va-t-il être respecté dans son intégrité ou au contraire peut-il faire l’objet d’aménagements ? Certains évoquent la destruction de cette croix gigantesque pour « laïciser » le lieu. Mais ne serait-ce pas tronquer et dénaturer la signification du lieu, y compris et d’abord, dans sa signification historique ?

Deuxième sujet majeur : la réconciliation du Pays basque. En avril, l’ETA, organisation terroriste née en 1959, s’est dissoute. Depuis 2011, l’ETA avait abandonné la « lutte armée » après plus de quarante ans d’actions violentes. Plus de 800 morts – 300 assassinats restent impunis, c’est-à-dire sans responsables connus et identifiés – ont infligé une douleur politique, sociale et affective dont on peine à imaginer l’ampleur en France. Tout récemment, l’écrivain d’origine basque, Fernando Aramburu, a publié un roman Patria sur ces années de plomb. Vendu à plus de 300 000 exemplaires en 2017 en Espagne, le roman vient d’être traduit en français par les éditions Acte Sud. Ce phénomène de librairie dit la chape de plomb qui est en train de se soulever pour permettre à une société basque de faire retour sur son passé.

Les évêques du Pays basque, tant espagnol que français, et de la Navarre ont publié en avril un communiqué dans lequel ils demandent pardon pour « les complicités, les ambiguïtés, les omissions » dont certains membres du clergé se sont rendus coupables1. Les évêques saluent la fin de l’ETA, appellent à ce que le transfèrement des condamnés pour fait de terrorisme vers le Pays basque ne soit pas cause d’humiliation pour leurs victimes et à ce que l’Église soit capable d’accompagner la conversion de tous ceux qui veulent commencer un nouveau chemin.

Le communiqué a été accueilli fraichement par la presse espagnole qui a voulu y voir un exercice de duplicité. On touche là un point douloureux qui appellera un traitement spécifique : quelle part l’Église basque a-t-elle prise dans le soutien à l’ETA ? Peut-on réduire l’action de l’Église à certaines actions de certains de ses membres ? Cette opération vérité n’engagera pas que l’Église. C’est la société basque dans son ensemble qui est appelée à un douloureux examen de conscience. Patria de Fernando Aramburu, ainsi que l’ensemble de son œuvre (par exemple le recueil de nouvelles Los peces de la amargura de 2009), est
un commencement de ce travail. Sur le plan comique, deux films à succès Ocho appellidos vascos en 2014 (Huit noms basques) et Fe de Etarras en 2017 (Foi de terroristes, avec un jeu de mot sur Fe de erratas – qu’on traduirait par Erratum), tentent d’exorciser ce passé par la comédie.

En Catalogne, les liens étroits entre le nationalisme et l’Église, le rôle militant de certains lieux religieux, comme l’abbaye de Montserrat, interpellent à nouveau sur le rôle politique de l’Église et du catholicisme.
La Nation, l’Église, le passé, la mémoire et leur instrumentalisation partisane demeurent en Espagne des fractures sociales douloureuses. Pourtant, plusieurs analystes tendent à estimer que la sécularisation de la
société espagnole est si profonde et si rapide que le poids de l’Église dans ces processus politiques structurants tend à disparaître. Serait-ce là une conséquence tardive des errements politiques de l’Église espagnole ? Se serait-elle identifiée à l’excès à des causes politiques ? Une nouvelle génération pastorale aura à répondre à ces questions difficiles…

Benoît Pellstrandi

1 Ont signé le communiqué Mgr. Francisco Pérez, archevêque de Pampelune et évêque de Tudela et son auxiliaire Mgr. Juan Antonio Aznárez ; Mgr. Mario Iceta, évêque de Bilbao, Mgr. José Ignacio Munilla, évêque de Saint-Sébastien ; Mgr. Juan Carlos Elizalde, évêque de Vitoria; et Mgr. Marc Aillet, évêque de Bayonne.