« Politiquement correct » contre « néo-conservatisme » : une alternative qui s’épuise aux États-Unis

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 25 avril intitulée : « Politiquement correct » contre le « néo-conservatisme » : une alternative qui s’épuise aux États-Unis.

OFCVue de loin, la présidence de M. Trump est difficilement compréhensible. Il est tentant d’y voir un phénomène lié à une personnalité provocatrice qui n’a d’idées que redoutablement simplistes et n’inspire ni respect ni confiance. Sur le terrain, il apparaît que l’actuel occupant de la Maison blanche n’est pas uniquement un accident. Ce n’est pas qu’il serait le champion des laissés-pour-compte de la « mondialisation » et des intellectuellement pauvres. C’est plutôt qu’il occupe le vide créé par les essoufflements simultanés des deux principales mais très informelles écoles de pensée qui s’affrontent aux États-Unis depuis plusieurs décennies et qui ne correspondent pas exactement à nos bonnes vieilles « gauche » et « droite ».

D’un côté, en effet, une intelligentsia libérale dans les domaines de la politique et des mœurs, mais bien moins en économie. Elle domine le monde universitaire, des arts et du spectacle. Elle a été au pouvoir sous Bill Clinton (1992-2000) et Barak Obama (2008-2016). De l’autre côté, un « néo-conservatisme » apparu sous Ronald Reagan (1980-1988). Il a été dopé sous Bush père (1988-1992) par la chute du communisme et est resté influent sous Bush fils (2000-2008), soutenu à la fois par les milieux d’affaires et par le protestantisme « évangélique ». Car on s’est aperçu dans ce milieu, après la légalisation assez radicale de l’avortement en 1973, qu’il faudrait batailler au niveau électoral pour éviter la marginalisation dans une société désormais dominée par une permissivité amorale.

Les deux camps se sont plus ou moins identifiés aux deux grands partis, en les transformant profondément. Les « néo-conservateurs » ont pris le contrôle des républicains, dont le fondateur avait été Abraham Lincoln, resté dans l’histoire comme un homme d’ouverture et de progrès. Et ils se sont emparés du Sud, qui leur était traditionnellement hostile depuis la Guerre de Sécession. Ce que les démocrates ont perdu là,
ils l’ont regagné dans le reste du pays auprès de jeunes éduqués et séduits par une certaine « modernité »,si bien que le parti est devenu idéologiquement plus homogène – sans toutefois s’aventurer jusqu’à un socialisme à l’européenne –, alors qu’il était jusque-là une alliance parfois malaisée de minorités très diverses contre l’establishment républicain.

Or les présidences du second Bush et de Barak Obama n’ont pas été de francs succès, ni sur le plan intérieur ni sur la scène internationale. L’écart entre républicains et démocrates peut sembler moins grand qu’entre la « droite » populiste et le « gauchisme » non moins populiste en Europe. Mais parce que les conflits portent sur la vie quotidienne et pas seulement sur la politique, les affrontements sont plus directs et plus violents et, du moins pour l’instant, paralysants et stériles, sans que nul paraisse capable de dépasser l’alternative. Celle-ci se manifeste par exemple dans les oppositions farouches à des mesures qui semblent pourtant raisonnables : d’un côté le système de couverture universelle des frais de santé mis en place par M. Obama ; de l’autre des restrictions évidemment souhaitables à la possession et au port d’armes à feu. C’est dans les deux cas le contrat social qui est en jeu : libertés individuelles (les droits de ne pas prendre d’assurance payante et de se défendre) contre mission de protection des citoyens dévolue à l’État.

Il est permis d’estimer que M. Trump est un produit de la double impuissance des deux « cultures ». Il n’en propose pas une synthèse ni un dépassement. La plupart des républicains ne se reconnaissent pas en lui,
mais n’ont pas de leader de rechange. Rien ni personne n’émerge non plus chez les démocrates. Un indice de cette vacuité est l’audience dont ont bénéficié ces derniers temps trois « intellectuels » – dont aucun
n’est américain !

D’abord Jordan B. Peterson. C’est un psychologue canadien, né en 1962, qui enseigne à l’Université de Toronto. Il s’est acquis une petite notoriété en 1999 avec un livre intitulé Maps of Meaning : The Architecture of Belief (Les cartes du sens : l’architecture de la croyance). Il y explorait la façon dont s’élaborent les convictions qui peuvent mener au conflit et à la violence. Mais il est devenu célèbre en 2016 en s’opposant à une loi rendant obligatoire au Canada l’usage d’un langage « inclusif » ou « transgenre ». Il y dénonçait une tyrannie totalitaire. En janvier 2018, il a publié 12 Rules for Life : An Antidote to Chaos (Douze règles pour la vie : une antidote au chaos). L’ouvrage est arrivé et reste en tête des meilleures ventes. Et surtout il est doublé de conférences et d’interviews de Peterson accessibles sur sa chaîne YouTube et indéfiniment répercutées sur les « réseaux sociaux ». Il critique aussi bien le « politiquement correct » que le conservatisme qui était la cible de son premier livre, comme l’un et l’autre sans fondements scientifiques. Il explique que chacun résiste comme il peut à ce qu’il ressent comme « le chaos », à savoir le choc entre les affirmations contradictoires qui assaillent de toutes parts, mais que c’est une erreur aliénante que de s’enfermer dans un système ou un autre d’idées simplistes.

Un phénomène analogue se produit autour de deux autres livres. Ils sont assidûment promus dans les nouveaux médias (surtout par Bill Gates, le créateur de Microsoft et de Windows, milliardaire et philanthrope) et rejettent également l’alternative « droite »-« gauche ». Mais ils proposent une troisième vision du monde qui ne paraît pas moins simpliste, en relativisant le mal au lieu d’en rendre l’autre camp responsable.

L’un est Factfulness (néologisme pratiquement impossible à rendre en français : « La plénitude des faits »peut-être ?) et est l’œuvre posthume d’un médecin et statisticien suédois que Bill Gates admirait, nommé Hans Rosling et décédé prématurément en 2017. Le sous-titre est plus clair et peut aisément se traduire : Les dix raisons qui font que nous avons tout faux sur le monde d’aujourd’hui et que tout va bien mieux que nous le croyons. Rosling montre, chiffres à l’appui, que l’humanité n’a jamais été globalement aussi heureuse si l’on s’en tient à l’espérance de vie et au recul quantitatif des maladies, de la malnutrition, des guerres, des inégalités (y compris entre les sexes), etc. Il n’y a qu’à continuer, suggère-t-il, sans se laisser intimider par les mauvaises nouvelles, qui impressionnent mais sont des accidents marginaux dans une évolution sans nul doute irrésistiblement positive.

Même optimisme, mais fondé sur l’histoire longue davantage que sur les statistiques récentes, dans Enlightenment Now ! (Les Lumières, c’est maintenant !) de Steven Pinker (né en 1954), psychologue canadien (comme Peterson), mais qui enseigne tout de même (la cognition psycholinguistique) à Harvard. Le sous-titre est clair et donne en traduction : Plaidoyer pour la raison, la science, l’humanisme et le progrès. La thèse est qu’aucune époque n’a été aussi paisible que la nôtre, que les poches de misère et d’horreur qui subsistent sont résiduelles mais n’alarment que par contraste avec le reste qui est bien plus massif, et que ce n’est que le début du triomphe des idéaux des « philosophes » du XVIIIe siècle. Le point de vue de M. Pinker est critiqué par les historiens de métier et par les spécialistes qui relèvent qu’il amalgame abusivement les « Lumières » françaises, l’Enlightenment anglophone, l’Aufklärung allemande et l’Illuminismo italien, et que de plus aucun de ces mouvements n’est homogène. Mais cette théorie « fait un tabac » non seulement en librairie et sur Amazon, mais encore dans les débats télévisés et sur Facebook, Twitter, YouTube…

La concomitance entre les popularités de Peterson, Rosling et Pinker peut apparaître comme le signe d’un désir de sortir de l’impasse où s’affrontent un « néo-conservatisme » et un « politiquement correct » également épuisés, et où M. Trump peut déployer son ego.

Jean Duchesne