Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, le pari bénédictin

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 14 mars 2018.

Rod DreherVoilà un livre qui contient pas mal de choses contestables tout en posant de vraies questions sur les défis que doivent relever ceux qui veulent vivre en chrétiens aujourd’hui. Un livre sur lequel un certain nombre de nos séminaristes et de nos jeunes prêtres ont tendance à se précipiter sans trop de recul critique, ce qui suppose que nous les aidions à faire la part des choses en faisant l’effort de le lire et d’en parler avec eux.

La thèse de Rod Dreher, journaliste et écrivain américain, est simple – simpliste diront certains. De même que saint Benoît, à la fin du Ve siècle, a quitté le monde pour vivre loin de « l’abîme des vices, de l’ambition et de la sensualité » d’abord comme ermite dans la solitude, puis comme père abbé d’une communauté monastique, de même les chrétiens d’aujourd’hui, pour être chrétiens « dans un monde qui ne l’est plus », sont appelés à se retirer du monde et à former des « réseaux de résistance » (p. 37) et une « contreculture » (p. 45). Nous voilà d’emblée aux antipodes de Gaudium et Spes et de son objet : « l’Église dans le monde de ce temps ». Si elle est dedans, avec le ferme propos de ne pas déserter, elle ne peut être à côté, encore moins contre le monde.

Le diagnostic de la première partie, très marqué par la situation du catholicisme américain (le sous-titre original parle d’ailleurs de la « nation » – sous-entendu la nation américaine – et non du « monde ») et par la montée des revendications de plus en plus hégémoniques d’une culture dominante post-chrétienne (un « déluge historique »), est sans appel : « Il est aisé de voir que nous avons perdu sur tous les fronts, et que les flots incessants du sécularisme ont débordé nos fragiles barrières » (p. 31). Plus grave encore, ce sécularisme relativiste et individualiste ne s’est pas imposé à la société seulement, mais a été intériorisé par les chrétiens eux-mêmes, qui se satisfont désormais d’un vague D.E.T. – « déisme éthico-thérapeutique » (p. 33), assorti d’un credo minimaliste qui ne dérange plus personne.

Un parcours historique dessiné à gros traits (chapitre 2, « les racines de la crise ») est censé fonder ce diagnostic. Une réflexion du sociologue Philip Rieff (p. 71) le synthétise en ces termes : « L’homme religieux naissait pour le salut. L’homme psychologique naît pour la satisfaction. » Cette transposition de la distinction paulinienne entre le « psychique » et le « spirituel » va un peu vite en besogne, mais elle aboutit un peu plus loin à un constat qui est loin d’être faux et qui vaut aussi en partie pour notre société française actuelle : « Le cœur de la politique américaine [n’est] plus l’économie, mais la guerre culturelle » (p. 123).

C’est au chapitre 3, consacré à la Règle, qu’on en vient à la thèse centrale de l’auteur : « La Règle est faite pour les moines, bien sûr, mais la sagesse qu’elle prodigue est assez simple à adapter dans le quotidien de chrétiens laïcs… Bien appliquée, la Règle offre une véritable discipline sociale en abattant les barrières qui empêchent l’amour de Dieu d’être partagé, et une capacité de résistance aux difficultés » (p. 90). C’est à partir de là que l’ouvrage de Dreher a vraiment commencé à m’intéresser. Il me paraît en effet tout à fait juste de dire qu’une forme de Règle, loin d’être réservée aux moines, est nécessaire à tout baptisé. C’est l’intuition géniale de la Loi scoute, qui est une Règle beaucoup plus qu’une loi, et qui fournit à des adolescents une charte d’existence qui les aide à grandir en responsabilité et en liberté. Ordre, prière, travail, ascèse, stabilité, communauté, hospitalité, équilibre : tels sont selon l’auteur les piliers de la Règle qui gagneraient à être transposés dans toute vie chrétienne.

Il est également vrai de dire, comme Dreher le fait en son chapitre 4, que toute Règle communautaire possède une dimension politique. Elle fait du monastère « une sorte de polis parallèle » (p. 143) et de toute communauté chrétienne une « république spirituelle » selon le mot de l’À Diognète que Dreher, curieusement, ne cite pas. Mais le fait d’éteindre son téléviseur, de se débarrasser de son smartphone, lire des livres, faire de la musique, dîner avec ses voisins, ouvrir une école chrétienne, planter un potager et participer aux marchés locaux, enseigner la musique à ses enfants et les aider à monter un groupe, s’engager chez les pompiers volontaires – ces nouveaux comportements qu’il énumère (p. 150, p. 189) suffisent-ils à incarner cette république ? Et surtout, tiennent-ils lieu d’engagement dans la Cité ? « Les croyants feraient bien d’éviter le piège qui consiste à croire que c’est la politique qui résoudra les problèmes religieux et culturels » (p. 151). Fort bien. Mais renoncer au politique, n’est-ce pas accepter la marginalisation, voire la ghettoïsation ? On se le demande en lisant des propos du genre de celui-ci : « Plutôt que de dépenser de l’énergie et des ressources à mener des batailles politique perdues d’avance, nous devrions construire des communautés, des institutions, un réseau de résistance qui saura se montrer plus fin que l’occupant, lui survivre, et enfin le déloger » (p. 37).

Sur ce point, le plus crucial de tous, l’auteur donne sans cesse l’impression de louvoyer. Tantôt il réaffirme avec force qu’il n’y a pas dans son « pari bénédictin » l’ombre d’un désengagement à l’égard de la communauté politique, tantôt il lance de vibrants appels à quitter le bateau avant qu’il ne coule. Mais la juxtaposition d’affirmations en tension ne fait pas une pensée. En particulier, le lecteur ne parvient pas à savoir ce qui est premier, d’une culture chrétienne à transmettre d’urgence pour ne pas se dissoudre dans le paysage, ou d’un attachement au Christ qui poussera, envers et contre tout, à rester disciple et témoin de l’Évangile : à cet égard, la référence assez élogieuse aux Mormons et à leur capacité très particulière de résistance à l’esprit du monde ne laisse pas d’inquiéter (p. 195, p. 200). « La première chose à faire est de refuser de se laisser porter par le courant, puis de chercher Dieu » (p. 207-208) : spontanément, je dirais plutôt le contraire… comme le dit d’ailleurs l’auteur lui-même un peu plus loin (p. 213) ! Une fois de plus, on est bien en peine de démêler si le point nodal est la tradition ou la foi, et on sort de cette lecture avec l’impression d’une pensée brouillonne qui n’arrive pas à prendre une hauteur suffisante par rapport à la question pertinente qu’elle pose. On préfèrera légitimement la limpidité de Jean-Paul II dans Christifideles laici : « Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue. »

Une question toute simple pour conclure, et peut-être pour mettre un peu plus de clarté dans le débat : plutôt que d’être la réponse à une situation historique particulière, le « pari bénédictin » ne serait-il pas simplement un rappel des exigences qui découlent de l’être baptismal et que les chrétiens ont plus tendance à oublier quand le christianisme a pignon sur rue que quand il est marginalisé ? Et en particulier de cette exigence à la fois évidente et méconnue : ne rien préférer à l’amour du Christ ?

Jean-Pierre BATUT, évêque de Blois