La barbarie : histoire et actualité
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture sur les barbares et la barbarie (OFC 2016, n° 33).
Les terroristes qui sévissent en Occident depuis quelque temps sont couramment qualifiés de « barbares ». Cette appellation est justifiée par des agressions contre la civilisation, en référence à une mémoire devenue floue, voire inconsciente : celle des invasions qui ont fini par mettre fin à l’Empire romain, en jetant l’Europe dans un chaos d’où elle ne sortirait que progressivement avec la Renaissance puis les Lumières, dont les développements et les bienfaits sont aujourd’hui menacés par un fanatisme de sauvages fanatisés…
Ces souvenirs peuvent être précisés, affinés et même révisés en lisant les historiens. Par exemple Bruno Dumézil, maître de conférences à l’université de Paris X-Nanterre, qui, après sa thèse sur Les Racines chrétiennes de l’Europe (Fayard, 2005) et plusieurs publications sur la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge, a dirigé Les Barbares, un collectif sorti en septembre 2016 aux Presses universitaires de France. Cet ouvrage a le mérite de ne pas se limiter aux hordes qui ont déferlé jusqu’à Rome au début de l’ère chrétienne et de montrer ce que les envahisseurs ont apporté aussi bien qu’adopté dans les empires du monde entier dont ils provoquaient la chute.
À ce travail universitaire, il est permis de préférer un essai plus synthétique, tout aussi large dans sa vision spatio-temporelle et non moins savant, fruit de recherches commencées bien avant que les récents attentats imposent la barbarie dans le vocabulaire de l’actualité : celui de Vincent Aucante, ingénieur et philosophe, ancien directeur du Centre Saint-Louis à Rome et des programmes culturels du Collège de Bernardins à Paris, aujourd’hui chargé de mission à la Direction générale de l’Armement du Ministère de la Défense. Barbares : le retour est paru également en septembre 2016, chez Desclée de Brouwer.
On y apprend d’abord ce que signifie le mot « barbare ». Pour les Grecs, il désigne celui dont le langage (logos) est incompréhensible et qui, en conséquence, tend à gérer les réalités par la violence destructrice au lieu des médiations du discours et de la rationalité. Une différenciation éclairante est introduite entre Grecs et Romains. L’origine mythique de Rome (Rémus et Romulus fondant une ville qui accueille exclus et errants) fait que peuvent y être intégrés des gens venus de loin ou même y restant, si besoin en se sédentarisant, les barbares étant généralement des nomades. La différence est ainsi que les Grecs se sont situés en quelque sorte à un stade intermédiaire entre la barbarie et la civilisation incarnée dans un empire.
Ils ont certes une langue et donc une culture commune, dont la qualité et la fécondité sont incontestables. Mais ils n’ont jamais (sauf temporairement sous Alexandre) pu être unis et leurs cités ressemblent fort aux clans barbares, qui tendent à être itinérants et ne s’allient que provisoirement, mais où, de même que derrière les murs d’Athènes, tous sont égaux et solidaires. Les Romains sont bien plus ouverts, en viendront à accorder largement la citoyenneté et distingueront les « mauvais » barbares, qui ne savent que piller et détruire, des « bons », qui peuvent être utilisés (comme soldats) et assimilés.
C’est ainsi que la frontière entre barbares et civilisés devient arbitraire, particulièrement sous deux aspects, comme Vincent Aucante le montre de façon convaincante. D’abord, ainsi qu’en étaient déjà conscients les plus lucides des Anciens, et plus encore grâce au christianisme, il est devenu irrécusable que chacun porte en soi des germes de barbarie, c’est-à-dire d’inhumanité, de cruauté aveuglée par des passions ou par l’indifférence aux autres. Ensuite, à l’échelle collective, l’histoire des deux millénaires écoulés fournit maints exemples de barbarie : il n’y a pas que les horreurs dues aux idéologies du XXe siècle…
Cette enquête dans le passé donne de prendre, pour finir, la mesure de cette barbarie contemporaine qu’est le terrorisme au nom de l’islam. Oui, c’est bien une civilisation – la nôtre, avec ses mérites et son arrogance égoïste – qui est de nouveau la cible d’une entreprise de destruction. Mais cette menace a plusieurs côtés inédits. Pour commencer, la menace ne vient pas de tribus de nomades pillards, mais d’individus qui choisissent la haine. De plus, ils justifient leurs actions par le discours. Ils retournent même contre l’Occident les technologies de communication dont il est si fier pour donner à leurs crimes le maximum de publicité, faire leur propagande et recruter en son sein même tout en y déstabilisant les masses. Les anciens barbares ignoraient l’écrit. Les nouveaux s’en servent efficacement et publient même des photos et des vidéos sur Internet.
Il ne s’agit donc pas simplement, conclut Vincent Aucante, d’un projet de subversion de nos institutions et de notre système socio-économico-culturel, car c’est un défi d’ordre spirituel et moral. Il oblige à repenser non seulement l’égale dignité de tous les êtres humains, mais encore la diversité sans laquelle ils ne sont pas libres, et même (voire surtout) l’existence du mal. Les terroristes n’en ont pas le monopole et sa tentation est double : on le commet en méprisant les autres et on s’en fait aussi complice par indifférence ou lâcheté. L’anéantissement militaire d’Al Qaïda et de Daesh ne suffira pas. L’heure est à la résistance et à l’ouverture aux « forces de l’esprit » plutôt qu’à l’auto-persuasion des vertus universelles de notre « humanisme ».
Vincent Aucante reconnaît sa dette envers René Girard (1923-2015) et sa théorie mimétique : le prétendu barbare et le soi-disant civilisé se ressemblent plus qu’ils ne croient et se modèlent l’un sur l’autre sans le vouloir ni même le savoir, avec la seule perception d’une rivalité à mort. La sauvagerie des djihadistes n’est que le reflet ou l’effet boomerang de l’inhumanité de notre civilisation qui refuse de voir à quel point est totalitaire son conformisme « politiquement correct ».
Une autre dette se laisse deviner ici, bien que, sans doute faute de temps ou de place, elle ne soit pas explicitement mentionnée : envers Michel Henry (1922-2002), spécialiste de Marx, de psychanalyse et de phénoménologie, romancier de talent et à succès, dont l’oeuvre a été couronnée par trois traités sur Jésus : C’est moi la Vérité, Incarnation : une philosophie de la chair, et Paroles du Christ (1996, 20000 et 2002, au Seuil). Dès 1987 (avant donc la chute du communisme, alors encore supposé éternel), dans La Barbarie (chez Grasset), il s’inquiétait de l’émergence d’une société où la toute-puissance des techniques anesthésie la vie intérieure – une société dont la barbarie inconsciente excite celle des terroristes.
Jean Duchesne, O.F.C.