Débats culturels, fin 2017, dans le monde anglo-saxon
Dans le monde « anglo-saxon », l’actuel président des États-Unis défraie régulièrement la chronique, mais il ne s’est impliqué qu’une seule fois dans un domaine marginalement culturel. Il a en effet pris le parti de ceux qui n’admettent pas que des joueurs noirs de football américain (un genre spécialement brutal de rugby où l’on peut faire des passes en avant et plaquer un adversaire qui n’a pas la balle), mettent sur le terrain avant un match un genou à terre pendant l’hymne national en protestation contre le racisme, au lieu de se tenir debout et la main droite sur le coeur, ainsi que le prescrit comme une convenance (mais non une obligation sous peine de sanctions et depuis peu seulement) le Code des États-Unis (compilation de lois, règles et coutumes). Vue de l’étranger, cette polémique est bizarre : on ne voit pas en quoi s’agenouiller serait un manque de respect. Mais cette posture est motivée par une série de « bavures policières » dont ont été victimes de jeunes Afro-Américains et elle est ressentie comme accusant le pays d’infidélités à ses propres idéaux. Une telle critique est insupportable au nationalisme qui a porté Donald Trump au pouvoir.
Une affaire plus sérieuse est le débat autour de la liberté de parole sur les campus. Ces derniers mois, des orateurs conservateurs ont été empêchés de parler dans des universités où ils avaient été invités. Des manifestations ont tourné à l’émeute et au pillage, parfois à des batailles rangées (notamment à Berkeley en Californie). Des activistes revendiquent, au nom du « politiquement correct », le droit pour les étudiants de n’être pas agressés par des opinions contraires à leurs convictions. Cette pruderie va jusqu’à la dénonciation et au boycott (voire au renvoi par des autorités académiques qui veulent la paix à tout prix) d’enseignants soupçonnés d’exposer sans les condamner assez explicitement des théories racistes, sexistes, inégalitaires, impérialistes, etc. qui ont eu cours dans l’histoire et n’ont pas disparu. La bataille tourne
autour de l’interprétation du Premier Amendement de la Constitution, qui garantit la liberté de conscience et d’expression.
À la suite de diverses tueries (notamment celle perpétrée par un tireur fou à Las Vegas), un autre débat porte sur le Second Amendement, qui permet aux citoyens de posséder et porter des armes à feu. Cette disposition était justifiée juste après la révolution américaine contre la domination anglaise et pendant la conquête de « l’Ouest sauvage ». Elle ne l’est plus. On peut repérer là les deux mêmes tensions qu’au football : d’une part entre « la lettre et l’esprit », ou entre des traditions rigidifiées et les ajustements que requiert l’évolution du contexte ; d’autre part entre des élites qui profitent des changements et un populisme qui s’estime lésé et méprisé, dénonçant comme tyranniques l’administration et les lois fédérales.
On a beaucoup parlé de la nouvelle biographie d’Ulysses S. Grant, général vainqueur de la Guerre de Sécession (1861-1865), puis président des États-Unis (1869-1877). II était considéré comme un des plus mauvais : un ivrogne qui avait envoyé sans scrupules des masses de soldats à la mort, puis toléré une corruption effrénée une fois à la Maison blanche. Il est réhabilité par Ron Chernow, qui avait déjà publié des vies remarquées de George Washington et d’Alexander Hamilton (donnant à Lin-Manuel Miranda l’idée de sa comédie musicale à succès1). Grant est présenté comme un époux fidèle, ayant su se libérer de l’alcool, un militaire soucieux de ne pas verser inutilement le sang et surtout un défenseur déterminé de l’égalité raciale, contrarié bien plus par la cupidité exploiteuse des Nordistes que par le ressentiment du Sud esclavagiste et vaincu. Ce retour en grâce coïncide avec des affrontements parfois violents à l’occasion de l’enlèvement, dans le Sud resté plus ou moins ségrégationniste, de statues de Robert E. Lee, son adversaire sur les champs de bataille, envers lequel il lui était reproché d’avoir été trop magnanime.
Sans lien avec les querelles qui illustrent un profond clivage au sein de la société américaine, deux lauréats ont retenu l’attention dans la cuvée des Prix Nobel 2017. L’économiste Richard Thaler (né en 1945) a expliqué pourquoi sa « science » est aussi faillible. Les économistes construisent des modèles et font des prédictions en présupposant que les choix des producteurs et des consommateurs sont commandés par leurs intérêts. Or ces analyses sont largement démenties, parce que les acteurs économiques ne suivent pas une stricte logique. Leur information est toujours partielle et leurs décisions sont influencées par de courtes vues et même par un besoin de justice. Par exemple, un chauffeur de taxi qui sait combien il doit gagner chaque jour en moyenne arrête de bonne heure quand il a atteint son objectif et fait en vain des heures supplémentaires les jours creux. En s’écartant un peu de la mouvance béhavioriste ou comportementaliste (2) dans laquelle on l’a trop vite rangé, Thaler a aussi montré l’importance du désir, qui dicte des décisions irrationnelles et parfois pénalisantes, de punir ou récompenser selon l’antipathie ou la sympathie inspirée par autrui.
Le Nobel de littérature est allé à Kazuo Ishiguro, romancier britannique né au Japon, marié à une Écossaise. Il a relativement peu publié et, comme Joseph Conrad, écrit – et très simplement – en anglais, qui n’est pas sa langue maternelle. Il est surtout connu pour Les Vestiges du jour (1989), dont a été tiré un film à succès. Il en a été de même, avec moins de réussite, pour Auprès de moi toujours (2005), peut-être plus saisissant pourtant. C’est l’histoire de jeunes gens qui vivent reclus dans des conditions mystérieuses. On découvre progressivement qu’ils ont été « fabriqués » uniquement pour fournir des organes destinés à des greffes et ne survivront probablement pas aux opérations d’ablation. Ils ne peuvent toutefois s’empêcher de croire que l’amour ou la création artistique pourrait les sauver. La question de savoir si l’amour et la beauté sont rédempteurs, et aussi la dialectique de la mémoire et de l’oubli, l’un et l’autre jamais nuls ni complets et entre lesquels chacun cherche qui il est, traversent les autres romans d’Ishiguro, notamment L’Inconsolé (1997), Quand nous étions orphelins (2000) et récemment Le Géant enfoui (2015). Les lieux et les époques varient, mais c’est à chaque fois une allégorie de la condition humaine au tournant des XXe et XXIe siècles.
Jean Duchesne
(1) Voir la fiche OFC 2016, n° 2.
(2) Le béhaviorisme, lancé au XXe siècle aux États-Unis par John Broadus Watson puis Burrhus Skinner, analyse « scientifiquement » tout comportement (behavior en anglais) comme réaction à des stimuli objectifs et extérieurs, en ignorant par principe les éléments subjectifs, psychologiques et a fortiori psychanalytiques.