Byung-Chul Han : « La société de transparence »

La-societe-de-transparenceC’est le philosophe dont on parle : le cardinal Parolin l’a cité lors de son intervention fin août dernier au Meeting de Rimini (l’événement culturel organisé chaque année par Comunione e liberazione). Son dernier livre en français vient de paraître aux PUF : La société de transparence, un court essai d’à peine plus de cent pages. C’est le septième ouvrage de Byung-Chul Han traduit et publié en français depuis 2014. Les autres ne sont pas plus épais : La Société de la fatigue (Circé1, 2014) ; Le Désir, ou l’enfer de l’identique (Autrement, 2015) ; Dans la nuée. Réflexions sur le numérique, Actes Sud, 2015 ; Psychopolitique : le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir (Circé, 2016) ; Sauvons le beau : l’esthétique à l’ère numérique (Actes Sud, 2016) – à l’exception du livre cité par le cardinal Parolin : Le Parfum du temps. Essai philosophique sur l’art de s’attarder sur les choses (Circé, 2016), qui a 182 pages.

« Philosophe » est peut-être un bien grand mot pour qualifier Byung-Chul Han. Les éditeurs ne livrent qu’un minimum d’éléments biographiques sur cet auteur qui, en cohérence avec ce qu’il écrit, résiste à la curiosité médiatique. Né en 1959 à Séoul (Corée du Sud), il arrive en Allemagne dans les années 1980 avec un diplôme en métallurgie, passe à la philosophie et étudie aussi la théologie catholique. Mais il est aussi influencé par Peter Sloterdjik (« intellectuel public » populaire en Allemagne, né en 1947, qui entend trouver dans l’art, et non dans le Dieu transcendant des trois grands monothéismes, ce qui peut libérer l’homme). Après une thèse sur Heidegger, Byung-Chul Han enseigne à Bâle, puis Karlsruhe et, depuis 2012, à Berlin (Université des Arts, où il dirige un programme d’« études culturelles »).

La publication qui lui vaut un début de notoriété par-delà le petit monde de la philosophie universitaire est La Société de la fatigue (2010, en allemand, bien sûr). Le titre est trompeur. L’idée n’est pas simplement que notre société serait fatigante, mais que nous ne ressentons pas assez les pressions qu’elle nous impose jusqu’au burnout et donc ne savons pas nous arrêter pour reprendre souffle. Le succès de court essai relance Le Parfum du temps paru l’année précédente. Byung-Chul Han développe alors ses analyses : Topologie du pouvoir (Topologie der Gewalt, non traduit en français, 2011) pointe les dépendances que créent les technologies nouvelles ; La Société de transparence (2012) est dénoncée comme celle où les réseaux sociaux créent une illusion de liberté, mais établissent une surveillance totale2 ; le titre original Agonie des Eros (2012) fait mieux transparaître la thèse de ce qui a été traduit en français par Le Désir, ou l’enfer de l’identique : Facebook enferme dans un narcissisme qui tue le désir, lequel ne peut porter que sur l’Autre ; Dans la nuée (2013) enfonce le clou en soutenant que l’immédiateté des communications numériques suscite des conformismes probablement fatals pour l’exercice de la démocratie ; Psychopolitique (2014) étudie la tyrannie subtile du « néolibéralisme » qui fait que l’individu croit être libre alors qu’il est totalement contrôlé et manipulé ; Sauvons le beau (2015) s’en prend à l’esthétique véhiculée par le numérique : le culte du « lisse » (par exemple chez Jeff Koons3) où tout est nivelé, démystifié et d’où sont absentes les dimensions de fragilité, d’inquiétude, voire de tragique qui sont pourtant essentielles pour que le beau soit plus que ce qui séduit immédiatement sans rien remettre en cause.

Deux extraits des rares interviews accordées par Byung-Chul Han à l’occasion de la parution d’un de ses livres en traduction peuvent résumer certains aspects de sa pensée. Il confiait à L’Express en décembre 2015 : « La révolution industrielle est historiquement liée à l’exploitation des ouvriers soumis au pouvoir des propriétaires d’entreprises. […] La contrainte qui pèse sur le travailleur vient de l’extérieur. […] Avec le
numérique, nous vivons dans l’illusion de pouvoir nous réaliser. Nous créons nous-mêmes cette fiction. C’est une sorte d’auto-exploitation d’autant plus efficace que nous nous y soumettons de manière volontaire. S’il y a faute, elle nous revient ; ce n’est plus l’économie la responsable. Nous ne sommes donc plus enclins à nous révolter. Nous nous soumettons aux besoins du système en croyant qu’il s’agit de notre propre besoin. […] Aujourd’hui, on livre tout de soi-même sur Facebook sans que personne ne nous le demande. On se dévoile, on se dénude de façon volontaire en pensant que cela sert à augmenter sa propre valeur, comme celle d’une action à la Bourse. Le système se présente en chantre de la liberté, alors qu’il est l’accomplissement du capitalisme : tout est marchandise. »

Et il disait au journal espagnol El Pais en octobre 2016 : « Le néolibéralisme transforme le travailleur opprimé en autoentrepreneur, en employeur de lui-même. Aujourd’hui, chacun est un travailleur qui s’exploite lui-même dans sa propre entreprise. Tous sont maîtres et esclaves en une seule personne. De même, la lutte des classes s’est transformée en une lutte interne contre soi-même: celui qui échoue se culpabilise lui-même et a honte. On se questionne soi-même, on n’interroge pas la société.

Le pouvoir disciplinaire ne fut efficace que parce qu’au prix de grands efforts, il encadra les hommes de manière violente avec ses principes et ses interdits. Mais en réalité est beaucoup plus efficace la technique
de pouvoir qui consiste à ce que les hommes se soumettent par eux-mêmes au maillage de la domination. Cette efficacité particulière réside dans le fait qu’elle ne fonctionne pas à travers l’interdiction et la soustraction, mais par le plaisir et la réalisation. Au lieu de générer des hommes obéissants, elle les rend dépendants. » Le dernier livre paru de Byung-Chul Han, Close-up in Unschärfe (en allemand : Gros plan sur le flou, 2016), n’est pas encore traduit.

Jean Duchesne