« Le Carême, route pascale », par Mgr Raffin

Raffin Pierre - Metz

Pour marquer le début du Carême, la liturgie latine a repris à la tradition juive le rite des cendres qui symbolise à la fois le péché et la fragilité de l’homme. Le pécheur, qui prend conscience de sa faute, confesse précisément qu’il n’est que poussière et cendre, et pour signifier aux autres et à lui-même qu’il en est convaincu, comme Job il s’assoit sur la cendre ou comme Judith il s’en couvre la tête. Ce même rite de pénitence sert à exprimer la fragilité de l’homme devant les épreuves, ainsi, dans le livre d’Esther, les Juifs menacés de mort et Esther elle-même se couvrent de cendres pour obtenir de Dieu d’être préservés de l’anéantissement. Les deux formules liturgiques alternatives pour l’imposition des cendres, dans le Missel Romain, font droit à cette double signification. « Convertissez-vous et croyez à l’Evangile » (Mc 1, 15), écho de la toute première prédication de Jésus, invite à la conversion, tandis que « Souviens-toi que tu es poussière (dans certains missels anciens, on trouve même, que tu es cendre) et que tu retourneras en poussière (ou en cendres) » (Gn 3, 19) rappelle à l’homme sa fragilité originelle. Ce rite qui ne fait plus partie de notre culture, mais qui n’en est pas moins salutaire, ne doit pas nous faire oublier que le Carême est d’abord une route pascale. C’est à la célébration de Pâques que le Carême doit prioritairement nous préparer, par le renouvellement du coeur et l’approfondissement de la profession de foi baptismale. Pâques, c’est d’une certaine façon notre grande et unique fête, puisque la Résurrection du Seigneur et la nôtre sont le coeur de notre foi. Certes, chaque dimanche, nous célébrons Pâques, mais la Pâque annuelle constitue le coeur du culte chrétien.
 
La route pascale du Carême est éclairée par la Parole de Dieu proposée aux messes dominicales et fériales. Ce n’est pas une route de tristesse, à travers une vallée de larmes, c’est une route de lumière qui nous conduit au Christ et à une vie intérieure plus exigeante. L’évangile de la messe des cendres n’est pas la moins importante des lectures de Carême. Tiré du Sermon sur la montagne (Mt 6, 1-18), l’évangile du mercredi des cendres nous invite à être vrais devant Dieu et devant les hommes : « Si vous voulez vivre comme des justes, évitez d’agir devant les hommes pour vous faire remarquer. Autrement, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux ». Recommandation toujours actuelle quand on considère la vie sociale, y compris chez les chrétiens, et l’importance qu’y prend le qu’en dira-t-on. Ce qui compte avant tout pour Jésus, c’est le regard du Père qui voit dans le secret : « Ton Père voit ce que tu fais en secret, il te le revaudra ». Cette exigence fondamentale vaut pour tout, et en particulier pour les trois piliers du judaïsme que sont l’aumône, la prière et le jeûne. Notez bien dans quel ordre ils sont cités, l’aumône vient en premier. Faire l’aumône dans le secret, prier dans le secret, jeûner dans le secret, voilà ce qui nous est proposé pour notre route pascale.
 
Faire l’aumône, l’expression nous gêne parce qu’elle évoque la condescendance de celui qui a à l’égard de celui qui n’a pas. Saint Vincent de Paul, en bon connaisseur de l’homme, répétait : « Faites- vous pardonner de devoir faire la charité ». L’aumône en effet, la plupart du temps, corrige des situations d’injustice dans la répartition des biens de la terre. Pourquoi certains ont-ils, alors que d’autres n’ont pas, sinon parce que les premiers sont du bon côté de la planète, du côté de ceux qui tiennent les leviers économiques qui commandent l’usage des biens de la terre, même si la mondialisation de l’économie est en train de changer la donne. Comme je l’ai écrit dans mon dernier message de Noël : « Rien n’est plus contraire à l’Evangile que les inégalités et les injustices qui maintiennent les peuples les plus faibles sous la dépendance économique des plus forts. Aussi, dans sa doctrine sociale, l’Eglise ne cesse-t-elle pas de faire appel à un ordre économique, fondé sur le partenariat et l’échange des dons, qui permette au plus grand nombre d’avoir accès aux biens de la création, au sein d’une humanité solidaire ». Notre aumône de Carême, relayée par l’un ou l’autre des organismes qui constitue le conseil diocésain de la solidarité, pourra remédier à tel ou tel besoin urgent, mais rien ne remplace l’engagement réfléchi et persévérant au service d’un ordre économique plus juste : cet engagement, qui n’a pas nécessairement pignon sur rue, est à sa façon une aumône. S’ils doivent penser aux pauvres, les chrétiens doivent aussi penser à leur Eglise et comprendre que sa mission très diversifiée ne peut s’accomplir sans leur soutien financier, qu’il s’agisse de l’Eglise universelle ou de l’Eglise locale (v.g. la quête diocésaine). Les difficultés persistantes à augmenter le nombre des donateurs à la quête diocésaine montrent bien que beaucoup ne l’ont pas encore compris.
 
Les recommandations concernant la prière ne minimisent en rien l’importance de la prière commune qui est nécessairement publique et constitutive de la vie chrétienne, comme nous le rappellent les premiers chapitres des Actes des Apôtres. Ces recommandations visent l’ostentation que nous pourrions mettre aussi bien dans la prière privée que dans la prière commune. Là encore, seul est juge notre Père des cieux.
 
Le jeûne a longtemps spécifié le temps du Carême. Le jeûne, même s’il concerne en premier lieu la privation de nourriture, est plus large. Il est entre autres dans un usage modéré des biens de la terre. Plusieurs fois, depuis le début de la crise économique, on a attiré l’attention des chrétiens sur leurs modes de vie et leur indispensable révision. Qu’avons-nous fait concrètement pour réduire nos besoins, simplifier notre train de vie et, de la sorte, partager davantage ? Si c’est une insulte que de proposer le jeûne à des populations qui sont dépourvues de tout et condamnées au jeûne forcé, le véritable jeûne peut être bénéfique pour certains et favoriser une expérience spirituelle. La première finalité du jeûne, c’est de nous dessaisir de nos appuis humains habituels pour nous appuyer davantage sur Dieu et, ensuite, de partager ce dont nous nous privons. Le jeûne en tout cas ne doit pas nous composer une « face de Carême », on doit le vivre dans la joie de l’Esprit Saint, heureux d’être plus proches de Dieu et des frères.
 
Partager avec nos frères, prier mieux et en vérité, jeûner et retrouver une ascèse de vie, voilà trois moyens que la tradition spirituelle de notre Eglise nous propose pour notre route pascale. N’oublions pas le terme, lorsqu’au coeur de la Vigile pascale, le célébrant s’adresse à nous en ces termes ou en d’autres semblables : « Par le mystère pascal, nous avons été mis au tombeau avec le Christ dans le baptême, afin qu’avec lui nous vivions d’une vie nouvelle. C’est pourquoi, après avoir terminé l’entraînement du Carême, renouvelons la renonciation à Satan que l’on fait lors du baptême, renouvelons notre profession de foi au Dieu vivant et vrai, et à son Fils, Jésus Christ, dans la sainte Eglise catholique ».

fr. Pierre RAFFIN,
o.p. évêque de Metz
 

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