Un philosophe au fauteuil du cardinal Lustiger

Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême et académicien, a reçu Jean-Luc Marion sous la Coupole, le 21 janvier 2010. Professeur à la Sorbonne et à l’université de Chicago, le philosophe est aussi cofondateur de la revue catholique internationale « Communio ». Le nouveau sociétaire du quai Conti occupera le fauteuil du cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007).
 

Comment s’est déroulée la réception de Jean-Luc Marion ?

J’ai perçu une attention très vive chez tous ceux qui assistaient à cet événement. Je crois que l’on en comprenait l’enjeu profond : la présence catholique à l’Académie française, comme dans toute notre société, passe d’abord par des personnes. À cet égard, le cardinal Lustiger et le Père Ambroise-Marie Carré ont laissé des traces profondes, chacun à sa manière. Jean-Luc Marion était appelé à évoquer la figure du premier. Il l’a fait à partir du « mystère de la parole », de la parole humaine qui appelle, qui saisit et qui transforme. De ce mystère humain de la parole, il est passé au mystère de la Parole de Dieu, en citant la Lettre aux Hébreux : « Vivante est la Parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu’un glaive à double tranchant… Elle passe au crible les mouvements et les pensées du cœur » (Hébreux 4, 12).
 

Que retenez-vous de son éclairage sur la vie du cardinal ?

Son caractère radical, au sens propre : il abordait l’histoire de Jean-Marie Lustiger à partir de ses racines, en montrant comme ce jeune juif, après avoir ouvert et lu toute la Bible, a reconnu Jésus comme le Messie promis au peuple d’Israël, son peuple et a désiré être marqué de son signe, en recevant le baptême.
Il a eu aussi l’audace de se référer à Pascal, pour expliquer que Jean-Marie Lustiger se situait spontanément au niveau de ce que l’auteur des Pensées appelle le « troisième ordre » : l’ordre de la charité, qui surpasse infiniment d’une part l’ordre des esprits, celui de la raison et de l’intelligence, et de l’autre, l’ordre des corps, celui des réalités physiques et aussi politiques.
Cette façon unique de se placer comme au-dessus des réalités secondes lui donnait une liberté souveraine et aussi la capacité de discerner ce qui était le plus important, au milieu des complexités et des bouleversements de l’histoire.
Jean-Luc Marion n’a pas cherché à faire un portrait psychologique de ce juif converti à la foi chrétienne. Il a montré en lui, radicalement, un témoin de l’Absolu de Dieu en toutes circonstances. Avec tout ce qui pouvait le rendre si abrupt et si impressionnant.
 

Quelle réflexion a-t-il apporté sur le thème de la Parole en lien avec l’histoire du cardinal ?

Il a raconté sa première conversion, à la cathédrale d’Orléans, alors que ses parents avaient voulu l’éloigner de Paris. C’était pendant la Semaine sainte, le Vendredi Saint 1940 : il avait lu la Bible, mais il ne connaissait pas le sens de la liturgie pascale, des trois jours liés à la Passion, à la mort et à la résurrection de Jésus. Et c’est alors qu’il a été saisi et qu’il a désiré le baptême. Ce n’était pas une illumination subite, c’était une décision radicale par laquelle il était certain d’accomplir ce qu’il avait découvert : la présence rédemptrice du Christ au sein de notre humanité, selon la promesse faite à son peuple, le peuple de la première Alliance.
 

Quel regard portez-vous sur Jean-Luc Marion ?

C’est un catholique qui pense fortement. Il exerce non seulement le métier de philosophe mais la passion d’aller de l’avant par la pensée. Il suffit de le voir, de le connaître, de le rencontrer pour percevoir cette « tension » intérieure. Il a du respect pour les pensées rigoureuses. Il a écrit l’année dernière un grand livre consacré à saint Augustin. Les Confessions de saint Augustin commencent par le terme « d’inquiétude », au sens propre d’absence de repos : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi ». Cette inquiétude, cette tension vers Dieu est présente dans les mouvements de cœur et en même temps dans le travail de l’esprit. Ceci est caractéristique de la pensée de Jean-Luc Marion. C’est une pensée, comme il l’a dit lui-même quand on lui a remis son épée au mois de décembre, qui ne donne pas des réponses déjà connues à des questions trop connues mais qui va de questions inconnues à des réponses également inconnues. Son travail est une perpétuelle marche en avant.
Le plus original dans sa pensée, c’est d’avoir introduit l’Amour comme concept en philosophie, en complétant et en corrigeant Descartes. Dans son livre « Le phénomène érotique », il complète les méditations de Descartes en affirmant qu’avant même d’être un être pensant, le sujet humain est un être aimant, non seulement un ego cogitans, mais un ego amans, c’est-à-dire un sujet qui aime. C’est l’amour de Dieu, en première et dernière instance, qui porte le sujet humain. C’est la grande originalité de Jean-Luc Marion de montrer ainsi que la rationalité chrétienne est réelle puisque Dieu est raison, logos, et qu’en même temps, cette rationalité chrétienne est radicalement originale puisqu’elle est la rationalité de l’amour qui se donne.
 

Quelles réflexions son travail vous inspire-t-il ?

Son premier livre « L’idole et la distance » comporte une grande méditation sur Nietzsche et le nihilisme. Les plus hautes valeurs se dégradent, le monde vacille, il est renvoyé à sa solitude. Dans cette solitude du monde germe une nouvelle attente de Dieu. Je l’ai évoqué à l’Académie française, comme dans le rapport que j’ai présenté en novembre dernier à l’Assemblée des évêques à Lourdes, et qui va paraître bientôt sous le titre « Entre épreuves et renouveaux, la passion de l’Evangile ». De l’Evangile comme la révélation de la gloire dépouillée de Dieu dans la personne du Verbe fait chair, Jésus-Christ. Le christianisme n’est pas un système qui s’imposerait de l’extérieur. C’est d’abord une révélation et un don, c’est une alliance dont Dieu a l’initiative. Nous sommes conduits au cœur de Dieu. Dans une société indifférente, d’une indifférence réelle, massive, résistante, nous ne devons pas oublier les attentes profondes de Dieu. Au-delà de la mémoire catholique, cette attente existe dans l’ensemble de notre société. Je la perçois aussi à l’Académie française. Par ailleurs, Jean-Luc Marion est l’inventeur de la « phénoménologie de la donation ». Pour lui, les phénomènes ne sont pas seulement des objets d’analyse, mais sont d’abord donnés. J’ai terminé mon discours en évoquant l’acte de la prière : nous allons vers Dieu, en lui demandant nous-mêmes, comme à tâtons : « Qui es-tu ? ». Mais c’est Lui qui nous interroge. C’est Lui qui se manifeste, qui se révèle, qui se donne. C’est Lui qui nous parle : « Je suis là. Je suis fidèle». Jean, dans une de ses Lettres, écrit : « Même si notre cœur nous condamnait, Dieu est plus grand que notre cœur. Et il connaît toutes choses » (1 Jean 3,12). Dans l’acte de la prière, nous sommes comme ressaisis, reconstruits par le don de Dieu. Jean-Luc Marion, philosophiquement, a posé les jalons de cette pensée, en évoquant ce qu’il appelle « les phénomènes saturés » qui excèdent notre entendement.
 

Quel est l’enjeu de la revue « Communio », lancée dans les années 70 ?

Il demeure très actuel : manifester la rationalité chrétienne sur la place publique. C’est pour les catholiques un appel à ne pas jouer le jeu d’une opposition frontale contre la modernité, mais à recourir d’abord à l’argumentation raisonnable.
Je dois ajouter ce que j’ai appris d’essentiel de Jean-Luc Marion et qu’il a repris bien des fois dans la revue Communio. Ce qui fait que l’homme est image de Dieu, c’est qu’il est inconnaissable, irréductible, au sens fort, c’est-à-dire qu’il ne se réduit jamais aux éléments qui le constituent, ni aux analyses que l’on peut faire de lui. Il est porteur d’une transcendance concrète. Telle est notre mission dans une société et dans une culture qui nient ou qui refusent cette transcendance :
« (Les catholiques) doivent assurer la veille de l’inconnaissable. Ni défenseur d’un parti parmi d’autres, ni dépositaire d’une science en concurrence avec d’autres, le catholique dit que l’homme, moi, mon prochain, ne peut se connaître à la manière d’un objet, d’un idéal ou d’une idole, mais qu’il se reçoit, inconnaissable, définitivement, comme un don du Dieu inconnaissable à jamais » (Communio 1985, X, 5-6, p.46).
 
Extraits du discours de Mgr Claude Dagens

« Vous le savez, Monsieur, intensément, et votre écriture le dit : vous ne jouez pas, vous vous élancez et vous cherchez à entraîner les autres ».

« Je me réjouis lorsque vous encouragez l’Église catholique qui est en France à se situer résolument et intelligemment sur ce terrain des enjeux radicalement humains de notre avenir. Et je me réjouis tout autant lorsque cette radicalité s’exprime par la voie de l’argumentation, parce qu’elle oblige les autres, qui ne partagent pas notre foi, à faire appel à leurs raisons, et non pas à leurs préjugés ».

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