« Le don de la Pentecôte : faire résonner le message évangélique dans la langue maternelle de chacun », homélie de Mgr Deniau, Pentecôte 2010

Homélie prononcée par Mgr Francis Deniau, évêque de Nevers, lors du Congrès de la Communauté Vie Chrétienne, le 23 mai 2010.
 

Actes 2,1-11; Romains 8,8-17; Jean 14,15-17, 23-26

Ils parlent ensemble l’araméen avec l’accent galiléen – pas celui de Jérusalem et de la Judée : un accent de marginaux et de gens sans culture…
Et chacun les entend dans sa langue maternelle – pas le langage hébraïque du pays, pas le grec qui est la langue commune de l’Empire, pas le latin qui est la langue du pouvoir et de l’administration, ces trois langues de l’écriteau de Pilate. Non, chacun les entend dans sa langue maternelle, dans la grande diversité qu’énumère saint Luc.

La mission, ça ne passe pas par la langue commune ni la langue du pouvoir. La mission, ce n’est pas Babel ni la nostalgie de la langue impériale unique qui s’imposerait à tous. La mission c’est Pentecôte : c’est que chacun entende dans sa langue maternelle, la langue de sa venue au monde et de ses premiers apprentissages, la langue de ses expériences les plus archaïques et les plus constitutives.

Ce qui est donné dans l’événement de Pentecôte, ce sera l’effort prodigieux de l’Église au cours des siècles : faire résonner le message évangélique dans la langue maternelle de chacun. C’est donné sans effort au jour de Pentecôte, pour nous rappeler que ce n’est pas seulement notre travail, À travers notre labeur, c’est le don de Dieu, c’est l’œuvre de l’Esprit.

C’est le labeur que vous avez évoqué hier. Dans vos communautés locales : entendre la parole de l’autre. Lui faire sa place. Faire droit à la diversité. Honorer le point de départ de chacun et son aventure spirituelle. Qu’il soit ou non dans les clous. Quelqu’un le notait hier. Et rappelez -vous l’avertissement d’Ignace au début de Exercices : « présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner. Si l’on ne peut la sauver, qu’on lui demande comment il la comprend; et s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour; et si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens adaptés pour qu’en la comprenant bien on la sauve ». Cela ne vaut pas seulement entre le directeur et le retraitant, mais pour toutes nos relations. Permettre à chacun de parler sa langue maternelle, avec le désir et le projet d’y inscrire l’Évangile. De partir de là où il en est, non de là où nous voudrions qu’il soit!

Permettre à chacun de parler… ce n’est jamais évident : j’ai toujours tendance à l’interrompre, à répondre, à interpréter. J’ai toujours la tentation de prétendre comprendre, alors que, tant pour la parole de l’autre que pour la Parole de Dieu, il me faut peut-être accepter de ne pas comprendre, de rester sur le seuil, d’admettre qu’il me faudra du temps pour laisser l’Esprit m’expliquer tout et me faire souvenir de tout ce qui a été dit… La langue maternelle de l’autre n’est pas en mon pouvoir… La Parole de Dieu m’échappe.

Cela se passe entre vous dans vos communautés locales. Mais c’est aussi l’appel du langage des autres… de ceux qui sont étrangers à la foi chrétienne. La langue maternelle de celles et de ceux qui souffrent dans les soubresauts de notre monde, dans les retombées de la mondialisation, dans les crises à répétition qui marquent nos sociétés. Ici aussi, quelle écoute, quelle attention à des paroles autres, décapantes, déroutantes? Quelle attention à ce qui nous choque, ce qui nous surprend, ce qui est inintégrable? Quelle parole balbutier dans la langue maternelle de nos interlocuteurs?

Cette attention est aussi ce dont a bénéficié Bernadette. Je ne comprenais pas le français, dira-t-elle. Marie lui parle dans sa langue maternelle, dans le patois de cette vallée de Lourdes. Elle l’honore telle qu’elle est. « Elle me regardait comme une personne regarde une autre personne ». Et Bernadette ne gardera rien pour elle : « maintenant, je suis comme tout le monde ». Elle a transmis ce qu’elle avait à transmettre. Et puis son rôle est terminé, et elle n’usera jamais des apparitions pour se mettre en valeur. Sa maîtresse des novices verra en elle une religieuse tout ordinaire et pensera que Marie aurait tout de même pu apparaître à quelqu’un de plus pieux ou de plus représentatif… Frères et sœurs, nous n’aurons pas d’apparitions de Marie, mais vivre la sainteté dans une vie tout ordinaire, c’est la vocation dans laquelle Bernadette nous rejoint.

Cette vie ordinaire, elle la vit en femme libre. Elle écrit : « Travailler à devenir indifférente à tout ce qu’on dira ou à ce que penseront de moi mes supérieures ou mes compagnes, me détacher de tout pour m’attacher uniquement à plaire à Dieu… » ou : « ce qui me regarde ne me regarde plus, je dois être, dès ce moment, entièrement à Dieu et à Dieu seul, jamais à moi ».

Avec elle, nous pouvons entrer dans l’expérience de Jésus, une expérience de dépossession. Il nous demande d’être fidèles à ses commandements, fidèles à sa parole. Il ajoute aussitôt « La parole que vous entendez n’est pas de moi, elle est celle du Père qui m’a envoyé ». Comme il n’a cessé de dire : « mon œuvre n’est pas de moi, elle est celle du Père qui m’a envoyé ». Jésus ne se complaît pas dans sa parole. Il ne se bat pas pour une propriété intellectuelle et ne revendique pas de droits d’auteur. Sa parole n’est pas son affaire, mais celle du Père, une parole qui s’impose à lui, qu’il ne peut pas ne pas dire. Lui qui n’a été que « oui », lui en qui nous disons notre « amen », notre « oui », pour la gloire de Dieu (2 Corinthiens 1,19-20)

Paradoxalement, c’est ce qui donne à la parole de Jésus son caractère intimement personnel. Pas une feuille de papier à cigarette entre sa vie et sa parole. Et sa parole sourd du plus profond de lui-même, de ses tripes ou du fond de son cœur. Parce qu’elle n’a rien d’artificiel, de politiquement, socialement ou religieusement correct, parce qu’elle est une parole libre, une parole sans censure, elle touche au cœur, elle interpelle, elle libère… Jamais homme n’a parlé comme cet homme (Jean 7,46)

Jésus vit cela sous la motion de l’Esprit. L’Esprit creuse en lui cette dépossession, cet abandon au désir du Père. Et l’Esprit, le Défenseur, l’Encourageur, que Jésus envoie sur nous, est encore cet Esprit de dépossession. Lui non plus n’aura pas sa propre parole, il renvoie à la parole de Jésus : « Il vous enseignera tout et vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit ».

Cette dépossession pour l’autre, ce renoncement à toute prise de pouvoir, cette libération de la parole, qui accueille, respecte et promeut l’autre : voilà la vie même de Dieu. C’est la relation du Père, du Fils et de l’Esprit. C’est ce qui fonde la relation de Dieu et de la créature capable de liberté. C’est l’œuvre de l’Esprit dans l’existence humaine de Jésus. C’est l’œuvre de l’Esprit en nous.

Laissez-vous conduire par l’Esprit, mener par l’Esprit, nous répétait saint Paul dans la lettre aux Romains. Laissez-vous conduire par l’Esprit, dans ce chemin de dépossession qui est la vie de Dieu, pour entrer dans la relation filiale de Jésus, pour être fils et filles de Dieu en lui et avec lui, pour crier avec Jésus vers le Père en l’appelant Abba.

Oui, laissons nous toucher par les langues maternelles des autres, laissons-nous libérer par l’Esprit ! Laissons l’Esprit nous faire entrer dans la manière d’être, dans la manière d’aimer, de Jésus !
 

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