Migrants : « Les morts de la Méditerranée nous disent qu’il est temps d’agir »

P. Lorenzo Prencipe, c.s.P. Lorenzo Prencipe, cs, Directeur du Service National de la Pastorale des Migrants et des Personnes Itinérantes (SNPMPI), balaie quelques idées reçues sur l’accueil réservé aux migrants et réfugiés en Europe.

Aujourd’hui, dans une Europe en proie à la peur, le débat sur l’accueil et la protection des migrants et des demandeurs d’asile est presque exclusivement émotionnel. La plupart du temps, ce débat est noyauté par un discours négatif qui tend à justifier le rejet des migrants et des réfugiés et à légitimer la marginalité et l’exclusion sociale de ceux et celles qui, arrivés parmi nous, recherchent une protection internationale et demandent une vie digne.

Contrairement à une croyance largement répandue selon laquelle nos pays européens seraient l’objet d’une invasion, entrer en Europe est aujourd’hui de plus en plus difficile et dangereux. Contrairement aux idées reçues, le droit d’asile est la première victime des politiques sécuritaires en matière de refoulements et de contrôle des frontières extérieures ; en réalité, moins de 1 % des réfugiés du monde (1) trouve effectivement refuge dans l’Union européenne.

Cette approche négative et partielle des migrations contribue à légitimer l’idée selon laquelle les migrants doivent être repoussés, si besoin est, par la force. Les polémiques qui ont accompagné le passage de l’opération « Mare Nostrum » à l’opération « Triton » (crainte d’un éventuel « appel d’air », appels à renforcer les contrôles aux frontières) constituent un bon exemple de cette méfiance à l’égard des migrants.

Or, comme le rappelle le cardinal Reinhard Marx, Président de la Commission des Episcopats de l’Union Européenne (COMECE), « si l’Union Européenne [décidait] de faire honneur à ses valeurs, alors elle ne [pourrait] que réinstaurer les instruments de “Mare Nostrum” et élargir la mission “Triton” sur la protection des frontières extérieures de l’UE. Le sauvetage de vies humaines en Méditerranée ne peut rester un simple enjeu politique. Il s’agit d’un véritable devoir humain et d’une exigence de l’aspiration morale de l’Europe ».

Le triste rite du comptage des morts
Le 3 octobre 2013, le naufrage d’une embarcation au large de Lampedusa avait fait 368 morts et mis en lumière la passivité de l’Union Européenne face au sort de populations luttant pour leur survie.

Le 10 septembre 2014, une nouvelle catastrophe s’est produite au large de l’île de Malte, faisant 500 nouvelles victimes et rappelle à des Européens, dont les larmes s’étaient taries et l’attention détournée de leurs frères et soeurs migrants, que la situation est à ce jour loin d’être réglée.

Dans la nuit du 18 au 19 avril 2015, le naufrage d’un chalutier au large de la Libye a provoqué une onde de choc dans le monde entier. Les survivants ont témoigné que des centaines de personnes, probablement 900, parmi lesquelles une cinquantaine d’enfants et 200 femmes, étaient mortes après avoir chaviré à l’approche d’un cargo portugais venu à leur secours.

Ces naufrages portent le nombre de migrants morts ou disparus en Méditerranée à 3 400 pour l’année 2014 et à plus de 1 500 déjà pour les premiers 4 mois de 2015. Avec plus de 20 000 morts au cours des dix dernières années, la Méditerranée est devenue un cimetière de l’Europe, une véritable fosse commune marine.

En cause notamment la guerre intestine en Libye, les conflits en Syrie et en Irak, la montée en puissance du soi-disant « État islamique », les razzias de Boko Haram en Afrique sub-saharienne, les violences en Erythrée, en Éthiopie et en Somalie ou bien encore la construction de clôtures le long des frontières européennes – comme entre la Grèce et la Turquie -, lesquelles empêchent toute migration par voie terrestre.

C’est dans ce contexte global de rejet des migrants et des réfugiés, que le pape François appelle les hommes de bonne volonté, les organismes internationaux et la communauté internationale à répondre avec « la mondialisation de l’accueil et de la coopération », « à créer les conditions aptes à garantir une diminution progressive des causes qui poussent des peuples entiers à fuir leur terre natale », « à développer au niveau mondial un ordre économico-financier plus juste et équitable et un engagement croissant en faveur de la paix, condition indispensable de tout progrès authentique » (2).

De l’inutilité des stéréotypes et des raccourcis
Répéter à qui veut l’entendre que « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » ne signifie rien, a fortiori lorsqu’en réalité, « la misère du monde » reste loin et n’arrive pas jusque chez nous.

Affirmer la nécessité de « lutter sans répit » contre les trafiquants d’êtres humains, contre les marchands de chair humaine et contre les organisations criminelles sans jamais dire « comment », « avec quels moyens humains et techniques », ne sert à rien.

Marteler incessamment qu’il faut arrêter les sauvetages en mer, au motif que ceux-ci créeraient des « appels d’air », qu’il faut bloquer les migrants dans les pays de départ, notamment en Libye où la guerre civile de tous contre tous fait des ravages, le tout sans expliciter « comment » (faudrait-il bombarder les bateaux qui prennent quand même la mer ?) n’est rien d’autre que de la démagogie.

Proposer d’instituer dans les pays de départ, notamment en Libye, des lieux d’accueil des réfugiés et d’examen de leurs demandes d’asile sans s’atteler parallèlement à la stabilisation et à la pacification de ces territoires, sans définir une politique d’asile cohérente et durable (l’actuelle procédure européenne de Dublin ne permet pas une répartition équitable des réfugiés dans tous les pays d’Europe) et sans repenser la politique d’immigration pour offrir aux migrants des voies d’entrée en Europe légales et sûres n’est qu’une autre manière de perpétuer le statu quo de l’inaction, pourtant complice de milliers de morts.

De nouvelles politiques d’asile et d’immigration
Elles doivent être adaptées aux conditions socio-économiques et respectueuses de la dignité des personnes migrantes et réfugiées.

Pour l’Union européenne, il est temps d’agir de concert et de mettre en place une politique migratoire considérant l’intégration comme un processus réciproque dans lequel migrants et société d’accueil jouent un rôle actif et contribuent à l’émergence d’une société intégrante et accueillante. Dans ce cadre, la diversité de nos sociétés peut devenir un facteur de plus en plus positif.

Une politique de migration et d’asile juste et équitable respecte la dignité inaliénable de chaque être humain et ses droits fondamentaux. Les questions de sécurité ne doivent pas aller à l’encontre de ces droits. Les bénéfices économiques, sociaux et culturels de la migration pour les sociétés d’accueil doivent être correctement présentés et reconnus.

L’existence d’une migration irrégulière ne doit pas seulement être criminalisée, mais pourra trouver des solutions si les États développent une politique de migration de travail capable de prendre en compte la demande de main-d’oeuvre qualifiée, mais aussi non qualifiée. En outre les procédures ponctuelles de régularisation des migrants irréguliers peuvent améliorer la situation individuelle du migrant irrégulier et répondre aux demandes du marché du travail. La rétention des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile doit être évitée. L’aide humanitaire aux migrants en situation irrégulière fournie par les Églises et les associations doit être protégée contre toute poursuite injustifiée.

Une politique de retour – surtout volontaire – et de réadmission viable ne doit pas enfreindre la dignité de la personne et doit offrir aux migrants des perspectives d’avenir et une vraie possibilité de réintégration. Le retour forcé après 5 ans de résidence légale dans un pays d’accueil doit être évité. Toute politique de retour doit préserver l’unité familiale et en particulier les droits des enfants.

Le droit à vivre en famille et donc au regroupement familial est un droit fondamental. Par conséquent, il doit être protégé et soutenu, et comme tout droit organisé et contrôlé il ne doit pas être utilisé en tant qu’instrument de gestion de l’immigration. Par ailleurs, la vie de famille est un élément essentiel pour l’intégration des migrants dans la société.
La lutte contre le trafic et les trafiquants des êtres humains doit être soutenue et rendue possible par la mise en place
d’une politique spécifique. Les victimes de trafic doivent bénéficier de solutions sûres et de réelles perspectives de vie.

Pour une meilleure connaissance du phénomène migratoire et une coopération efficace entre les autorités et les organisations de la société civile, des ressources adéquates doivent être investies dans la recherche et la collecte de données.

Un droit fondamental européen d’asile et de protection subsidiaire doit être établi avec un système d’asile commun apte à garantir un haut niveau de protection pour les réfugiés conformément aux règles du droit international.

Les procédures d’asile doivent prévoir le plein accès des personnes à la procédure de détermination avec des services juridiques et d’interprétariat gratuit et des possibilités d’appels suspensifs. Le droit explicite des demandeurs
d’asile à rester dans le pays d’asile en attendant la décision finale doit être établi dans la législation européenne.

Toute procédure accélérée sans accès à l’information et à l’aide juridique, ainsi que le concept de « pays tiers sûr » minent le droit d’asile.

L’objectif de la politique d’asile et des instruments pour la protection des réfugiés est de trouver des solutions durables pour les réfugiés. Toute demande d’asile doit être traitée, au maximum, dans les douze mois. Les demandeurs doivent avoir accès au marché du travail le plus tôt possible. Les réfugiés et les personnes avec un statut de protection autre devraient être autorisés à circuler librement dans l’UE.

Il est temps « d’agir avec décision et rapidité » ; c’est là la demande du pape François à la communauté internationale et c’est le sens des mots prononcés par Mgr Georges Pontier, Président de la Conférence des Évêques de France, et par le Cardinal Reinhard Marx, Président de la Commission des Épiscopats de l’Union
Européenne (COMECE), qui, réagissant à la catastrophe en Méditerranée, ont déclaré : « Nos prières vont aux victimes de cette catastrophe ainsi qu’à leurs proches. Mais nous ne prions pas les yeux fermés, mais grands ouverts vers ceux qui en ont besoin ».

Alors agissons !

Source : dossier central de la Lettre de Justice & Paix n°203 (juin 2015).

(1) Au début 2014, dans le monde, quelque 51,2 millions de personnes ont été déracinées du fait de la persécution, des conflits, de la violence généralisée ou de violations des droits humains. Parmi elles, quelque 16,7 millions de personnes étaient des réfugiés et 33,3 millions d’autres étaient des déplacés à l’intérieur de leur propre pays. Près de 1,2 million était des demandeurs d’asile. Et cela sans compter environ 25 millions de migrants en raison de catastrophes climatiques.
(2) Message pour la Journée mondiale du Migrant et du Réfugié, 18 janvier 2015.

 

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