Réseaux sociaux et désinformation
Poursuivant nos séminaires consacrés au numérique et à ses usages, nous sommes revenus le 24 mars sur les influences qu’ont exercées les réseaux sociaux depuis leur apparition il y a moins de 20 ans. Qu’ont-ils apporté, quels effets ont-ils produit ?
C’est la question que nous avons posée à Laurent Cordonier, sociologue, directeur de recherche à la Fondation Descartes et membre de la commission « Les lumières à l’heure numérique », créée à la demande du Président de la République et pilotée par Gérald Bronner. Cette commission était chargée d’établir un état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère du numérique et les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent (1).
Les réseaux sociaux, dont les emblématiques Facebook ou YouTube, sont nés aux Etats-Unis dans les années 2005, après les sites d’information, les forums et les blogs. En 2006 a émergé un autre type réseau, dont Twitter, permettant de diffuser des messages dans un format très court (cf l’article sur Twitter dans la NL n°3 de janvier 2023), format adopté aussi par la communication institutionnelle et politique. De ce fait Twitter est devenu un outil privilégié des communicants, des journalistes et des médias. Dix ans plus tard, en 2016, naissait une nouvelle génération de réseau, représentée par Tiktok, permettant de diffuser des vidéos courtes, très prisées des adolescents. Tiktok a rapidement pris une place prépondérante auprès des jeunes.
La consultation des sites d’information (accédés directement ou via les moteurs de recherche ou via les recommandations des réseaux sociaux), ne représente qu’une très faible partie du temps passé sur internet (3%). La grande majorité de ces sites est globalement considérée comme fiable.
Le temps passé sur les réseaux sociaux est de 16% du temps total passé sur internet (2), soit cinq fois plus que le temps passé sur les sites d’information. Mais les réseaux sociaux sont devenus par eux-mêmes des moyens d’information et d’influence, faisant de chaque usager une source, éventuellement anonyme, bénéficiant d’une très large audience.
Chacun a entendu parler des polémiques actuelles autour de Twitter et de Tiktok. Plus généralement, la liberté totale et souvent l’anonymat qui règnent sur les réseaux sociaux permettent une surreprésentation de thèses extrêmes, répondant à l’attrait des utilisateurs pour les messages anxiogènes. Cela favorise le conspirationnisme, le complotisme, les ingérences étrangères (cf les élections américaines, ou le Brexit), et confère une popularité artificielle à des points de vue minoritaires, à l’aide d’algorithmes ad-hoc, non transparents, de traitement des informations.
Grâce à la viralité des réseaux, la propagation des nouvelles de toutes natures est en effet extrêmement efficace socialement et politiquement, si ce n’est aussi culturellement et économiquement.
Laurent Cordonier a mené une étude sur la qualité de la connaissance en fonction de la source de l’information, basée sur 10 questions purement factuelles concernant le climat et non sur des projections ou des opinions (3). Il apparait ainsi que quand la source est principalement constituée de sites liés à des media généralistes papiers, il y a une corrélation positive avec l’exactitude des réponses, alors que quand les réseaux sociaux constituent la principale source, la corrélation est négative. Ainsi les réseaux sociaux véhiculent plus de fausses informations que de vraies informations, ce qui interroge leur contribution à la formation des opinions. Autrement dit, plus je regarde les réseaux sociaux, plus je suis amené à croire de fausses informations.
Cela s’accompagne d’une surexposition à des doctrines telles que le « platisme » (la terre ne serait pas une sphère), aux théories antivax ou au climato-scepticisme.
La désinformation contribue aussi à la radicalisation des esprits, à la formation de bulles d’opinion et peut engendrer de la violence. L’assaut du Capitole en janvier 2021 en est une illustration.
Les grandes perdantes, ce sont la confiance et la vérité. Parallèlement, la défiance envers les gouvernements, les institutions, la science s’accroît. Malgré le grand intérêt des réseaux sociaux, ces évolutions vont à l’encontre du bien commun, comme nous le disions dans notre livre Pour un numérique au service du bien commun, Ed. Odile Jacob, 2022.
Des interrogations émergent aussitôt : quels leviers permettraient de limiter ce phénomène et d’en atténuer les effets ? Il y a certes les efforts des pouvoirs publics pour lutter contre les ingérences étrangères sur les réseaux, mais le premier des leviers dans la durée est l’éducation et la formation des différentes générations à ces nouveaux médias : comment fonctionne un réseau social, qu’est-ce qu’un mécanisme de recommandation, qu’est-ce que la modération des contenus, quel lien avec les médias traditionnels, quelle régulation est fixée par la règlementation, etc. ? Sans cela, nous vivrons collectivement de plus en plus dans la soumission, volontaire ou subie, perçue ou invisible, à la puissance des outils numériques et de certains mauvais usages intentionnels.
Bernard Jarry-Lacombe
(3) https://www.fondationdescartes.org/2022/11/information-et-engagement-climatique/