Les addictions et le numérique

Dans le cadre des séminaires « Innovation et société » du Service National famille et société, une rencontre-débat sur « Les addictions liées au numérique » s’est tenue le 14 Octobre 2022 autour de Thierry-Léandre Le Fur, expert en comportements numériques et addictifs.

Le numérique est omniprésent dans nos vies tant personnelles que professionnelles. Omniprésent et « tout le temps » ou « trop de temps ». Comment mesurer les risques et dérives qui nous guettent. Outil addictif en soi, c’est aussi un outil d’accès facilité aux addictions qui existaient auparavant. Réseaux sociaux, jeux en ligne ou déconnectés, pornographie, mais aussi sollicitations professionnelles ou consultation à tout va… Ces nouvelles addictions sont peu traitées par les addictologues classiques qui se concentrent sur alcool, tabac ou drogues. Mais est-ce si différent ?

Thierry-Léandre Le Fur avait introduit ce sujet lors d’une interview : Smartphone: Les Français plus drogués qu’on ne le croit ! – 11/07 (bfmtv.com).

Après avoir parcouru les différentes définitions des addictions qui sont souvent issues des addictions biologiques (tabac, alcool, drogues, médicaments, nourriture), on peut constater que les phénomènes créés ou amplifiés par le numérique sont à la fois d’une nature très comparable, et, par ailleurs, comme les autres addictions, cumulatives avec celles-ci.

S’il est possible de distinguer d’une part les hyperconnexions et les dépendances (internet, smartphone, objets connectés…) et d’autres part les cyberaddictions (jeux, réseaux sociaux, sexe…), on constate une continuité entre ces deux concepts. Tout comme il est courant pour l’alcool d’avoir du mal à distinguer entre le buveur régulier et l’alcoolique.

Si l’on reprend la définition du psychiatre américain Aviel Goodman de l’addiction qui est « Une conduite qui repose sur une envie irrépressible, répétée ou permanente, en dépit de la motivation et des efforts du sujet pour s’y soustraire », on comprend qu’il n’y aurait addiction que lorsqu’il y a conscience de la dépendance, ce qui est discutable voire dangereux. En revanche les mots « répétées et permanentes » sont bien descriptifs des addictions au numérique, c’est pourquoi la gestion du temps est à la fois un symptôme et potentiellement un outil pour développer une stratégie de sortie.

L’usage du numérique étant souvent connecté (mais pas toujours, car nombre de jeux sont pratiqués « off-line »), il est assez facile d’obtenir des statistiques sur son utilisation. Aujourd’hui la population âgée de 16 à 64 ans passe, en moyenne, 7h00 par jour sur internet. On constate que l’on arrive à un point où la variable d’ajustement devient la durée du sommeil.

L’autre façon de mesurer l’activité est de prendre en compte le nombre de nouvelles connexions, souvent provoquées par la réception d’un message. Il est fréquent de compter jusqu’à 200 connexions ou interruptions quotidiennes, sollicitées ou non sollicitées. Or on sait qu’une interruption prend, a minima, une minute de temps de cerveau pour passer d’une tâche à l’autre. On peut alors imaginer que près de trois heures sont « perdues » par simple effet de zapping.

Deux spécificités du numérique sont qu’il est quasiment impossible d’envisager un sevrage total, contrairement à l’alcool ou au tabac, et que les apports positifs sont indéniables. Ces deux spécificités font que l’identification et le traitement de l’addiction sont d’autant plus difficiles : le manque de repères connus par les usagers et de critères objectifs (hors des temps d’usages excessifs (durée, heures tardives)) facilitent d’autant plus le déni surtout face aux hyperconnexions. Concernant les cyberaddictions (ex. jeux, cyberpornographie, réseaux sociaux), il existe cependant des autotests. Ils sont souvent inspirés des « critères de Goodman », parus en 1990 dans le « British Journal of Addiction ». Les tentatives de déconnexion totale, soit à l’occasion de vacances, soit en zone blanche choisie ou subie, peuvent servir d’indicateur en écoutant son mal-être ou son bien-être. L’écoute des proches est évidemment aussi une ressource. Le sommeil, tronqué ou agité, est lui aussi un critère à prendre en compte.

L’aspect systémique des conséquences de l’addiction au numérique ne lui est pas spécifique. Comme pour de nombreuses autres addictions, toutes les composantes de la vie sont impactées : la vie sociale, l’équilibre psychique, la performance professionnelle, la vie familiale, jusqu’à la santé pour laquelle l’OMS a défini de nouvelles pathologies.

Pour répondre à ce sombre tableau, Thierry-Léandre Le Fur propose trois approches :

Une approche « 3D » qui consiste à travailler le Développement personnel (lectures, coach, thérapeute…), le Développement relationnel (briser la solitude devant l’écran), et le Développement fonctionnel (principe d’utilité, c’est-à-dire prendre le recul nécessaire pour se poser la question : « A quoi ça sert ? », ou « à quoi ça me sert ? », « comment j’apprends à mieux m’en servir »). Cela veut dire s’éloigner de son addiction en travaillant, de façon positive à d’autres attraits de la vie personnelle ou relationnelle. C’’est une démarche volontaire et active, basée d’abord sur une prise de conscience et un souhait d’évolution.

Une autre démarche est l’approche motivationnelle qui consiste à identifier, parmi sept motivations génériques, les trois motivations qui seront le moteur du changement (par exemple vie affective et sociale, performance professionnelle et sécurité financière ou réputationnelle).

La dernière approche proposée repose sur la gestion du temps : des outils de mesure du temps passé sur le numérique, des outils de gestion du temps tout au long de la journée, mais aussi une prise de conscience des perturbateurs temporels. Les interruptions permanentes, le zapping, le multitâche, la diminution du sommeil, sont autant de perturbateurs issus des addictions comme des hyperconnexions ou dépendances qui viennent polluer nos vies. Des outils de mesure de l’activité numérique existent, avec des données basiques au sein d’Android ou d’IOS, ou plus exhaustives avec des applications dédiées, encore faut-il les regarder et en tenir compte.

Les addictions au numérique existent à tout âge, mais, comme pour les autres addictions, plus elles sont précoces, plus elles sont durables et nuisibles. Une attention toute particulière aux enfants, voire aux très jeunes enfants est donc indispensable. Enfin, il faut être conscient que tant les acteurs de l’internet (Gafam), que les acteurs économiques via la publicité insérée au numérique, ou encore les acteurs professionnels à la recherche de toujours plus de performance et de disponibilité, voire son entourage direct et donc chacun d’entre-nous, sont promoteurs de cette hyperactivité et hyper-réactivité, premier pas vers l’addiction.