« L’heure des prédateurs » de Giuliano da Empoli (Gallimard)

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 28 mai 2025, OFC 2024, n°18 sur L’heure des prédateurs de Giuliano da Empoli (Gallimard)

Du temps où il était conseiller politique du président du Conseil italien, on l’avait surnommé « le Richelieu de Renzi », il a depuis mis un terme à ses activités politiques mais Giuliano da Empoli continue, semble-t-il, à murmurer à l’oreille des Grands. C’est en se promenant dans ses souvenirs et dans ses notes prises lors de nombreuses rencontres que l’auteur brosse des portraits de quelques-uns d’entre eux. Discret quant aux conversations mais disert sur ses impressions, il annonce d’emblée la couleur : l’impuissance des Grands devant la marche triomphale des nouveaux prédateurs.
Pour que nous en mesurions l’ampleur, l’auteur nous immerge au XVIe siècle auprès de Moctezuma, dernier empereur aztèque, lorsqu’il fut confronté au débarquement d’Herman Cortès. Que faire, quelle stratégie adopter face à ces étranges personnages mi hommes mi dieux, en possession d’armes à feu, revêtus d’armures et chevauchant de grandes bêtes inconnues ? Ses conseillers lui dispensèrent des avis divergents : l’offensive pour repousser cette centaine d’intrus pour les uns, la prudence ou la ruse à grand renfort de présents pour les autres, de sorte qu’en l’absence de consensus, l’attentisme l’emporta.
Erreur fatale puisqu’elle entraîna la chute de l’Empire aztèque.
Or l’inertie des politiques réagissant trop tard à une évolution qui les prend de vitesse est au cœur du recueil qui en dresse le constat inquiétant.
« Au cours des trois dernières décennies, les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech exactement comme les Aztèques du XVIe siècle. Confrontés à la foudre et au tonnerre d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA, ils se sont soumis, dans l’espoir qu’un peu de poussière de fée rejaillirait sur eux ». C’est un constat que l’ancien conseiller a souvent observé avec un scénario immuable : « l’oligarque débarque de son jet privé, d’humeur assez maussade du fait d’être contraint de gaspiller son temps avec un chef tribal obsolète, au lieu de l’employer plus utilement à une quelconque poursuite post-humaine. Après l’avoir accueilli en grande pompe sous les dorures, le politique consacre une bonne partie du bref entretien privé à le supplier de lui accorder un pôle de recherches, ou un laboratoire d’IA, et finit par se contenter d’un selfie à la va-vite ».
L’auteur enfonce le clou lorsqu’il évoque les politiques du consensus de Davos et leur soumission devant les grands prêtres du jour, comparaison cruellement juste.

 

OFC 2025, n° 18 - 28 mai 2025C’est donc un sombre tableau qui est proposé au lecteur auquel se superpose peu à peu Le Cri de Munch, symbolisant l’angoisse existentielle de l’homme moderne. Car l’intention de l’auteur est bien de provoquer un choc des consciences destiné à montrer là où il faut réfléchir. Ainsi la série de portraits qu’il brosse peut être vue comme une fresque illustrant les convergences qui se sont opérées au temps des prédateurs. Ces nouveaux maîtres du jeu ont en commun d’être des briseurs de tabous, adeptes de la force pour parvenir au pouvoir, prônant des changements radicaux dans les pratiques politiques. Ce sont des briseurs de frontières – humaines ou géographiques – que seules de personnalités totalement désinhibées osent mettre en œuvre. Côté politique ce sont les Borgiens, en référence à César Borgia et à ses méthodes musclées, on les trouve à Riyad, Buenos Aires, San Salvador, Moscou ou Washington… Nous les connaissons, ils semblent surgir du passé avec leur art de gouverner prémoderne que l’on croyait révolu. Mais les prédateurs sont aussi – surtout – les conquistadors de la tech et de l’IA qui nous viennent du futur. Ceux-là sont à la tête d’entreprises privées avec pour seules règles celles de leurs plateformes. Faisant de la population mondiale un laboratoire, leurs promoteurs la transforment en une gigantesque banque de données sans aucune forme de contrôle public. Ce sont des programmateurs du comportement humain, développeurs d’assistants virtuels sachant tout de l’individu et de ses souhaits, à la recherche du Graal « prédire ce que vous pourriez vouloir » s’enthousiasme un Yann Le Cun, patron du laboratoire IA de Meta (groupe réunissant Facebook, WhatsApp et Instagram). Ou bien c’est un Éric Schmidt, ex-patron de Google qui fournira à Barack Obama une contribution décisive pour sa réélection en 2012. Connu sous le nom de code de projet Narval, grand cétacé des profondeurs, ses ingénieurs proposaient de créer une innovation technologique invisible mais majeure, un mastodonte numérique capable de relier des données éparses collectées sur les réseaux sociaux pour obtenir un profilage très précis des électeurs, ses goûts, engagements, orientations…. Véritable machine de guerre numérique, Narval ciblait l’indécis ou l’abstentionniste occasionnel pour établir avec lui un contact quasi transactionnel : dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter.
Autrement dit un déplacement inouï de la vie politique américaine s’était opéré à bas bruit, des partis aux plateformes, sans qu’aucune norme régulatrice ne soit venu l’entraver. Depuis 2012, l’IA, entre les mains d’entrepreneurs privés, est devenu un extraordinaire accélérateur de pouvoir et ses promoteurs, désormais invités d’honneurs aux cérémonies d’investiture, sont au centre de la fresque.

Quel peut-être l’avenir du politique dans ce contexte exonéré de tout contrôle ou sanction démocratique ?
Comment avons-nous pu laisser se développer pareil pouvoir sans lui opposer une volonté de régulation ?
Comment avons-nous privilégié un discours de l’efficacité technique au détriment de la complexité de la décision humaine ?
Pourquoi n’avons-nous pas jugé nécessaire de faire entendre un contre discours : serions-nous devenus muets et paralysés ?
Le Cri d’Empoli provient de cette série de questions barrant l’horizon.

Deux mois après la parution de ce recueil, un homme s’est présenté à la loggia de la Basilique Saint Pierre, titulaire d’un diplôme de mathématiques et nous a dit « Allons de l’avant » : un contre discours est possible.

Isabelle Richebé

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