Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 30 septembre 2020 à propos du livre : « Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme ».

PIerre Manent - OFCCette seconde édition, reprise de celle de 2018, avec le concours de l’Institut Catholique de Paris, manifeste l’intérêt du propos de Pierre Manent. La thèse est radicale et efficace : la doctrine des droits de l’homme en devenant la principale voire l’unique référence légitime pour orienter la vie sociale et individuelle, relativise la loi naturelle et la justification d’un bien commun. Le bien commun tend à se réduire à la possibilité pour chaque individu d’exercer les droits qui lui sont reconnus par la société et légitimités par l’Etat.

La nature humaine, dans les débats de société, tend à se réduire à l’individu pensé en termes d’identité et de similitude et non en capacité de différences. « Le pouvoir de la nature ainsi comprise se traduit par l’artificialisation indéfinie du monde humain. Il n’y a de naturel que ce grain de vie qu’est l’individu-vivant séparé, ce postulat se traduit par la dénaturalisation de tous les caractères distinctifs de l’être humain, qu’il s’agisse du sexe, de l’âge, des capacités ou des formes de vie » (p. 13). La nature a perdu toute autorité sur les règles publiques ou les conduites privées.

L’illustration est donnée par la légitimation du mariage pour tous. Pour Pierre Manent, une nouvelle métaphysique se met en place qui porte sens sur le tout de la vie humaine. Celle-ci a l’ambition « d’inscrire dans la loi positive la thèse selon laquelle l’ordre humain ou légitime exclut toute référence à une norme ou une finalité naturelle » (p. 18). Le mariage pour tous est une audace de l’État qui légitime la destruction du fondement naturel de la loi. Un noeud est tranché.
Le second chapitre associe Machiavel et Luther comme les héros d’une « peur de la conscience ». En autorisant « le prince à entrer dans le mal », Machiavel d’une part, en engageant le chrétien dans « le saut de la foi qui s’empare de la justice de Dieu comme d’un manteau », Luther d’autre part, « rejettent la conscience pratique, ce juge intérieur toujours capable de mesurer la distance entre la manière dont on vit et celle dont on devrait vivre ». Car, pour eux, la « conscience liée » ne permet pas l’amélioration ou le perfectionnement de la nature humaine. Il leur faut « oser changer radicalement la « condition humaine » de l’homme ou du chrétien ». A leur suite « l’homme nouveau s’engage dans un exercice d’humanité qui lui donne accès non à un bien que sa conscience puisse situer sur un gradient de perfectionnement, mais à un « meilleur » sans critère du bien ou du meilleur, pour ainsi dire hors échelle ». Le risque devient de perdre « l’écart que la conscience pratique discernait » et de ne plus savoir de quoi ni pour quoi nous sommes « libérés » (p.46-47).

Dans cette modernité, la liberté de conscience n’est plus la matrice d’une interrogation morale, mais elle devient la libération de la conscience au service d’un « meilleur », hors jugement, des possibles améliorations de la condition humaine. Le possible l’emporte sur l’éthique.

De là découle pour Pierre Manent, la construction d’un droit naturel moderne. Ce droit s’éloigne de l’idée de nature au sens traditionnel et ancien, pour se référer au droit des individus, ces hommes qui ont ou auraient seuls des droits. La déclaration des droits de l’homme en affirmant que les hommes naissent libres et égaux en droits, sous-tend une indétermination des autres réalités naturelles au seul profit de l’homme. L’homme est l’être qui a des droits. Ces droits sont coextensifs à la Cité et à un type de vie qui éloigne de la nature et qui conduit à valoriser un concept de nature lié au citoyen. La cité humaine déjà pensé chez Aristote nécessite « une science politique comme la science spécifique du monde humain, celle-ci procède à partir d’une description de la manière dont les cités humaines se déterminent à leurs propres yeux, c’est-à-dire d’abord se comprennent et se disent, donc à partir des opinions des citoyens au regard de leur cité » (p.61).
Manent use alors d’un embrayage subtil où il utilise abondamment le terme d’indétermination pour signifier que ces hommes libres qui répugnent à l’obéissance, vont accepter ce paradoxe : se laisser régir par un État auquel ils confient la force de les faire obéir et selon une posture qui rend cette force juste ou légitime … (p. 68). « Cette indétermination qui enveloppe opacité et duplicité signe, …, le vice de l’État moderne, la faiblesse qui est intrinsèque de sa construction et le revers de sa force immense » (p. 69). « Ainsi l’État moderne repose t’il sur un droit naturel qui est posé et produit par l’Etat » (p. 70).

On assiste à une reconstruction d’un droit naturel garanti par l’État. Certes l’adage est repris : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais il est devenu de fait, une « nature » reconstituée par le plus puissant artifice jamais conçu et constitué par les hommes : l’État ! Les droits de l’homme sont désormais confondus ou équivalents à l’antique loi naturelle. Tout au moins ils se sont substitués à elle.

Arrivé à ce stade, Pierre Manent ose l’affirmation que l’erreur du droit naturel moderne consiste à produire le commandement à partir d’une situation de non-commandement : l’affirmation d’une liberté humaine comme liberté naturelle (voir p. 77 et suivantes, sous le titre éclairant de « la loi contre elle-même »). Le chapitre annonce le renversement opéré : la loi est devenue esclave des droits. Le propos va alors sur un exemple ultime pour indiquer la direction dramatique de cette perspective. Pour signifier ce renversement des fondements, l’auteur dénonce la tentation ou les tentatives de l’instauration par le droit d’un revenu universel. Un droit à vivre sans travail et sans oeuvre pour un bien commun, priverait l’humanité de sa dernière raison sérieuse de se prolonger dans le futur, celle d’agir, elle se délierait d’elle-même.

Si le principe « laissez faire, laissez passer » devient matriciel de la société, il se pose de fait en contradiction à un système de gouvernement qui suppose commandement et obéissance. Le fondement démocratique se perd.
Pour conclure cette critique de manière ouverte, Pierre Manent promeut une réhabilitation de la loi naturelle pour justifier une primauté du commandement. Il le fait en exprimant trois critères qui autorisent le jugement des pratiques humaines selon cette « loi naturelle » retrouvée : l’agréable, l’utile, le noble (juste et honnête). (p. 119). User de ces motifs ou de ces critères pour appréhender une société ou une institution permet de les juger comme conformes ou non à la loi naturelle, telle que l’auteur lui en redonne un sens.

Si cette conclusion heureuse du propos cherche à rétablir Autorité et Commandement dans un processus démocratique refondé, elle laisse cependant le lecteur en attente. La valeur de la démonstration critique l’emporte par la fulgurance des renversements opérés et des contradictions manifestées. En ce sens la thèse de Pierre Manent fait date.

Hugues Derycke

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