A propos d’un héros ordinaire

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 11 décembre 2019 :  » A propos d’un héros ordinaire » d’Herman Van Breda, Sauver les phénomènes et Brice Bégout, Le sauvetage.

OFC1On sait ce que la théologie contemporaine doit à la phénoménologie. On sait ce que la phénoménologie doit à Edmund Husserl, son « inventeur ». Mais on sait moins ce que son œuvre doit au franciscain flamand Herman Leo Van Breda, à propos duquel Jan Patocka, le grand philosophe tchèque, a pu dire : « Le fait que Husserl soit aujourd’hui un classique dans le monde francophone et dans l’Europe d’après-guerre est l’œuvre de Van Breda. »

Dans un texte rédigé en 1956 pour le deuxième colloque international de phénoménologie – que viennent de rééditer les éditions Allia (1) – Van Breda a raconté comment il avait sauvé l’héritage husserlien et contribué à la fondation des Archives-Husserl. Prêtre-étudiant à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université de Louvain, il avait soutenu en juillet 1938 son mémoire de licence qui portait sur les années de formation de Husserl. Il envisageait de prolonger son travail par la rédaction d’une dissertation doctorale. Husserl venait de mourir à Fribourg-en-Brisgau quelques mois plus tôt. Van Breda savait qu’avant sa mort, le maître avait autorisé la consultation de ses nombreux inédits dont il estimait qu’ils étaient nécessaires à la pleine compréhension de son oeuvre éditée. C’est pourquoi le jeune franciscain de Louvain décide de se rendre à Fribourg pendant l’été pour y rencontrer Malvine Husserl, la veuve du philosophe, et avoir ainsi accès aux textes qui lui seraient utiles pour son doctorat. Mais Van Breda savait aussi que dès 1933 Husserl, à cause de son ascendance juive, avait été rayé de la liste officielle des professeurs de l’Université et qu’il était aisé d’en déduire que le régime hitlérien empêcherait tout essai de publier en Allemagne ses textes inédits.

Van Breda entreprit donc le voyage de Fribourg, non plus tant pour étudier les inédits que pour trouver les moyens de les publier en Belgique aux dépens de l’Institut supérieur de philosophie de Louvain, d’autant plus qu’il pouvait compter sur l’accord et le soutien de Monseigneur Léon Noël son président.

Quand il arrive à Fribourg, il comprend que la situation est beaucoup plus compliquée qu’il n’y pensait. Car chez la veuve du philosophe, ce sont 40 000 pages d’autographes qu’il découvre, rédigés pour la plupart dans une sténographie désuète, ainsi que 10 000 pages de transcriptions dactylographiées par Eugène Fink, le
fidèle collaborateur de Husserl, et par Edith Stein qui avait été son étudiante. Sans parler des 2 700 volumes de sa précieuse bibliothèque philosophique. Dès lors Van Breda n’aura plus d’autre objectif que de trouver les moyens de transporter ce trésor intellectuel à l’étranger pour le mettre en sécurité. Il peut compter sur la confiance absolue que lui fait Madame Husserl et sur la détermination de cette femme qui s’était fait un strict devoir de sauver l’héritage spirituel de son époux en dépit des menaces que faisaient peser sur elle les mesures antisémites décrétées par le régime nazi, puisqu’elle-même était d’origine sémite.

L’ampleur qu’a pris son projet initial l’oblige à de nouvelles négociations avec les autorités de Louvain, puisqu’il n’est plus seulement question pour lui de faire publier quelques inédits de Husserl, mais de constituer à Louvain un véritable centre de recherches qui puisse rendre accessibles les archives husserliennes aux philosophes de tous les pays.

OFC bisEncore faut-il réussir à les sauver ? S’imaginant qu’un consulat ordinaire jouissait du droit d’exterritorialité et pouvait faire usage de la valise diplomatique, Van Breda dans sa naïveté se rend au consulat de Belgique de Francfort, mais en vain. Quelques jours plus tard, il confie trois lourdes valises de manuscrits à une religieuse bénédictine, ancienne étudiante de Husserl qui s’était proposée de les emporter dans un couvent de Constance d’où elles pourraient être acheminées en Suisse. Mais le passage clandestin de la frontière suisse s’avérant trop périlleux, Van Breda fera le voyage de Constance pour y reprendre les manuscrits et, à la demande de Madame Husserl, se rendre à Berlin, où le secrétaire de l’ambassade de Belgique ne se fera pas prier pour les déposer dans le coffre-fort de l’ambassade. A son retour en Belgique, Van Breda obtint du ministère des affaires étrangères que cette masse de documents fût transférée par voie diplomatique dans le « safe » de la bibliothèque de l’Université de Louvain … Sans savoir que deux ans plus tard, les Allemands s’installeraient à leur tour en Belgique et que « pendant plus de quatre ans, écrira Van Breda, leur présence m’obligerait à cacher de nouveau le trésor que je venais de leur soustraire ».

Dans son texte de 1956, Van Breda raconte dans le détail les tracasseries administratives qu’il lui a fallu subir, les tractations qu’il lui a fallu mener dans l’urgence au milieu des pires dangers et, pour finir, l’heureuse issue de cette folle entreprise. Propulsé comme malgré lui dans le tourbillon de l’Histoire, il fut même conduit, en
novembre 38 à « traverser deux fois à ses risques et périls le pays des Sudètes que le Reich venait d’engloutir » pour obtenir que d’autres manuscrits de Husserl, déposés au Cercle philosophique de Prague, fussent transférés à Bruxelles. Ce fut fait en juin 1939.

Et cependant, comme le fait remarquer Toon Horsten, son biographe, le père Herman Leo Van Breda ne raconte pas tout. Il ne dit pas que Madame Husserl s’est réfugiée à Louvain pendant toute la guerre, il ne dit pas qu’il a caché une dizaine d’autres juifs qui travaillaient pour lui en toute illégalité à la transcription des textes de Husserl. Il ne dit pas qu’en 1944 il s’est rendu en Hollande pour sauver les manuscrits d’Edith Stein qui avait été la première assistante de Husserl. Il ne dit pas non plus que c’est lui qui a publié à Louvain Totalité et infini de Levinas, après que son manuscrit ait été refusé par tous les éditeurs français.

Le père Van Breda n’était pas frère mineur pour rien. C’est sur le mode mineur qu’il fait le récit de son acte de bravoure, avec une modestie et une discrétion toute franciscaine. On comprend que pour rendre hommage à ce « héros infra-ordinaire », le philosophe Bruce Bégout ait fait appel à l’écrivain qu’il est par ailleurs. A partir du maigre récit qu’a laissé frère Leo, tirant parti des interstices de son texte pour laisser libre cours à son imagination, Bruce Bégout a construit un véritable roman d’aventures qu’il a intitulé Le sauvetage (2). Un roman à suspens qui, sur le ton de la farce tragique, avec des anachronismes savoureux, dépeint cette « Allemagne ensvastikée » dans laquelle s’est aventuré un petit franciscain belge qui fume des Belga, qui soigne un petit chat malade dans la cellule du couvent de Fribourg où il a été accueilli et qui est prêt à risquer sa vie pour sauver des textes indéchiffrables d’un autodafé nazi. Nous sommes à Fribourg-en-Brisgau. Rien n’empêche donc que notre franciscain croise, sans qu’il soit nommé, l’ancien recteur de l’Université, « l’ancien élève qui a participé à l’éviction du maître ». Rien n’empêche non plus le romancier d’inventer à ce « jeune chevalier de la foi et du savoir » un poursuivant de la police secrète d’Etat… tout de même intrigué d’avoir à prendre en filature un religieux soupçonné de phénoménologie !

On ne s’étonnera pas à la lecture de ce brillantissime roman, que Bégout3 soit un phénoménologue de la vie quotidienne, tant il réussit à faire éprouver à son lecteur « l’accumulation primitive de la noirceur » sous la terrible et angoissante propreté du « Naziland ». Le Sauvetage parvient ainsi à donner un relief saisissant aux peurs et aux effrois qu’a dû surmonter Breda mais dont son récit ne fait pas grand cas.

Le sauvetage : une exofiction, comme on dit aujourd’hui, qui sauve de l’oubli la bravoure intellectuelle et physique d’un homme qui a risqué sa vie pour sauver celle des autres et sauvegarder les manuscrits de deux philosophes, « en véritable héraut de la Libre Parole », comme l’a écrit Toon Horsten à l’occasion de la réédition du récit de Van Breda.

Robert Scholtus