Le dernier roman de Ian McEwan

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 14 mai 2019 sur le dernier roman de Ian Mc Ewan.

Ian McEwanIan McEwan (prononcer meukiouheune) est un peu une version britannique de Michel Houellebecq, le goût du thriller en plus. D’ascendance écossaise, né en 1948, il n’est pas très connu en France, bien que son premier roman, L’Enfant volé (1987), ait eu le Femina étranger en 1993 et que ses œuvres soient traduites chez Gallimard. Il s’est fait connaître vers la fin des années 1970 avec des recueils de nouvelles (Premier amour, derniers rites) et a travaillé comme scénariste pour le cinéma, la télévision et la radio, y compris des adaptations de ses récits. Il y démasque l’inquiétant caché sous la banalité et la normalité du quotidien et des relations sociales aussi pesantes que superficielles.

L’Enfant volé est l’histoire d’un couple qui se défait après le rapt de sa fille unique. Amsterdam (1998) où s’affrontent quatre ambitieux : le mari et les trois amants d’une femme décédée a reçu le Booker Prize (équivalent du Goncourt). Expiation (2001) illustre à la fois le pouvoir de la littérature et l’illusion de l’innocence juvénile : une romancière en herbe accuse et fait condamner pour viol le garçon qui courtise sa sœur aînée. Samedi (2003) raconte la journée prévue paisible et qui bascule dans le désastre d’un neurochirurgien londonien : il tombe sur une manifestation contre l’invasion de l’Irak qui tourne à l’émeute. Sur la plage de Chesil (2007) est l’histoire d’un couple qui se sépare faute d’avoir pu « consommer le mariage » pendant la lune de miel, et l’un et l’autre passent le reste de leur vie à le regretter. Le héros de Solaire (2010) est un physicien lauréat du Nobel qui est en réalité un parfait salaud : il a volé ses découvertes scientifiques, s’en sert pour promouvoir l’énergie solaire à laquelle il ne croit pas et sa vie privée est une série de trahisons et d’échecs. Opération Sweet Tooth (2012) s’inspire de l’affaire Christine Keeler : pendant la Guerre froide, une jeune femme manipule non pas un ministre, mais un écrivain à succès (McEwan lui-même ?) qui, sans adhérer au marxisme, le servira en culpabilisant la décadence capitaliste dans ses satires sociales. Dans L’Intérêt de l’enfant (2014), l’héroïne, juge mais femme abandonnée, voit le jeune homme qu’elle doit persuader d’accepter une transfusion sanguine qu’il refuse par conviction religieuse tomber amoureux d’elle et cette relation impossible ne peut que mal finir. Le narrateur de Dans une coque de noix (2016) est un enfant à naître qui entend qu’on veut se débarrasser de lui, parce que sa mère trompe son père avec le frère de celui-ci : il est donc dans la situation de Hamlet…

Machines like Me (Des machines comme moi) est paru en mars 2019 et n’est bien sûr pas encore traduit en français. L’action se déroule dans l’Angleterre des années 1980, mais, à la suite d’inflexions ponctuelles et très minimes, l’Histoire a pris un cours très différent de celui que nous connaissons. Dans la guerre des Malouines, les Argentins ont réussi à se servir des Exocets achetés à la France et la Royal Navy a été vaincue. Margaret Thatcher a craqué. Elle est renversée par Tony Benn, un leader travailliste qui a vraiment été entouré de trotskistes comme aujourd’hui Jeremy Corbyn et qui fait sortir le Royaume-Uni de l’Europe
accusée de « ne profiter qu’aux multinationales », puis, face à la contestation devant les conséquences économiques, refuse d’organiser un référendum parce que « seuls les dictateurs recourent au plébiscite ».
Les Beatles se sont reconstitués, autour de John Lennon qui a survécu aux balles d’un fou, et ils continuent de produire des « tubes ».

Mais quelqu’un d’autre qui n’est pas mort non plus a sensiblement infléchi le cours de la vie : c’est Alan Turing. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce petit génie a réussi à déchiffrer les messages codés entre
Hitler et la Wehrmacht, ce qui a permis la victoire des Alliés. Persécuté plus tard pour homosexualité, il n’a pas mis fin à ses jours en 1954 et est devenu, avec Francis Crick (un des découvreurs de la structure de
l’ADN), le principal artisan du développement de l’informatique et de ses applications technologiques : tout le monde est « branché » et muni de portables, il y a des voitures sans chauffeur et on va de Londres à
Glasgow en moins d’une heure. Et surtout, ces progrès ont permis de mettre sur le marché toutes sortes de robots, dont des androïdes qui ont des capacités intellectuelles et même émotionnelles quasiment
identiques aux humains, et sont physiquement plus stables et conformes aux vœux des acheteurs, tout en
vieillissent beaucoup plus lentement.

C’est à la tentation de s’en procurer un que cède Charlie, le héros, qui vivote comme trader sous-doué, lorsqu’il reçoit un petit héritage. Il ne peut avoir qu’un mâle : les femelles sont plus demandées et il y a rupture de stock. Avec sa petite amie Miranda (le même nom que la fille du magicien Prospero dans La Tempête de Shakespeare), ils décident de parachever, comme c’est offert en option, l’éducation – ou plutôt la programmation – de celui qui est appelé… Adam ! Ils se retrouvent ainsi dans une situation analogue à celle de Victor Frankenstein dans le roman de Mary Shelley. La différence est que cet Adam n’est pas du tout un monstre et que s’installe un ménage à trois, comme dans Jules et Jim (roman d’Henri-Pierre Roché en 1953 et film de François Truffaut en 1962). Miranda couche même avec Adam (qui est « équipé » pour cela), en assurant Charlie que ce n’est qu’un sex toy perfectionné. Adam n’est pas insensible aux charmes de Miranda. Il lui écrit des poèmes qui sont des pastiches de classiques en littérature. Mais il révèle à Charlie, qu’il considère et traite comme un frère, qu’une analyse systématique de toutes les bases de données disponibles donne comme résultat que Miranda est incapable d’un amour durable. Charlie essaie alors de mettre Adam hors service, mais le robot résiste et, contrairement à certains de ses semblables qui ne supportent pas de ne plus être appréciés, il n’est pas non plus tenté par le « suicide » : il est trop attaché à Charlie et à Miranda ; il a besoin d’eux, et eux ne peuvent plus se débarrasser de lui…

Le mérite de Ian McEwan est de réfléchir sur l’intelligence artificielle en ne la séparant ni des technologies qu’elle peut « animer », ni d’une enquête (qu’il se garde bien de conclure) sur ce qui distingue l’humanité du reste du vivant et de ce qu’elle est capable de créer. Jusqu’à quel point Adam est-il capable d’incohérences et de contradictions ? Dans quelle mesure a-t-il besoin des autres ? Devient-il vraiment imprévisible à lui-même ? McEwan a de plus un incontestable talent de conteur : le lecteur est constamment tenu en haleine et « communie » avec les personnages dont les sensations, intuitions et réminiscences fugitives qu’ils n’auront jamais le temps d’exprimer sont formulées de façon juste et convaincante selon la technique de transcription du flux de conscience (stream of consciousness) expérimentée par Virginia Woolf, James Joyce, William Faulkner et Claude Simon. Les références littéraires sont multiples, confirmant la thèse déjà présentée par l’auteur dans Expiation que la littérature modèle la réalité au moins autant qu’elle y puise des matériaux. Charlie reconnaît d’ailleurs que ce sont ses lectures qui lui ont donné l’idée d’acquérir un androïde. Enfin, le refaçonnage d’un passé assez récent éclaire l’actualité du Brexit et souligne la minceur des événements qui altèrent le cours de l’Histoire.

Jean Duchesne