La religion des faibles et l’angle mort

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 10 avril 2019 sur les livres de Jean Birnbaum sur  » La religion des faibles, ce que dit le djihadisme de nous » et Régis Debray  » L’angle mort ».

OFCQuelle est cette « religion des Faibles » qui serait devenue la nôtre, selon Jean Birnbaum, et qu’il oppose au djihadisme conquérant ? Dans Un silence religieux (2016), essai couronné par le prix Aujourd’hui, il dénonçait le déni de la gauche face aux attentats, son incapacité de voir dans l’islamisme violent autre chose qu’un alibi ou une perversion, bref, de prendre la religion au sérieux. Dans ce nouvel essai, Jean Birnbaum ose regarder dans le miroir que nous tend le terroriste de Magnanville, après avoir égorgé un couple de policiers devant leur enfant. « Le croyant est le miroir du croyant » dit un hadith cité par l’égorgeur. Il y a aussi cette phrase, si souvent reprise : « Nous aimons la mort comme vous chérissez la vie ». Birnbaum embraye : « Le djihadiste nous requiert (…). En disant “vous” il harponne un “nous”, à notre corps défendant (…). (Mais) à quoi tient-il, ce nous ? À quoi tenons-nous ? »

D’entrée, l’essayiste isole, identifie la « Croyance » (avec une majuscule) à laquelle nous, Européens, Occidentaux, nous rattachons sans y penser, à l’heure où religions et idéologies se meurent, un « Credo » avec ses imperturbables « Fidèles » : un mélange de « progressisme » et d’« occidentalo-centrisme », perçu comme l’horizon évident de toute l’humanité. Une « croyance qui nous désarme », écrit-il, car « elle fait
coïncider un état de vulnérabilité et un sentiment de toute-puissance ». En effet, ne recoupe-t-elle pas l’héritage des droits de l’homme, des libertés individuelles, de la justice sociale, de la démocratie – un processus d’émancipation universelle allant de soi, mais teinté de mauvaise conscience car son histoire est aussi celle des errements colonialistes, racistes, totalitaires, capitalistes, etc., de l’Occident ?

Aussi le dénigrement de la tradition occidentale, accusée de confisquer cet héritage, nous tient-il lieu de bonne conscience : aujourd’hui si nous pouvons encore civiliser le monde, c’est à force d’autocritique et de repentance ; et toute contestation de notre modèle exprimerait peu ou prou le désir de s’y conformer mieux que nous et de rejoindre le grand bain multiculturel où nous avons appris à vivre. Apparemment toujours du bon côté, cette Croyance ne saurait donc avoir d’ennemis. Or ne sommes-nous pas visés, désormais, pour ce que nous sommes ? Jean Birnbaum suggère que la religion des Faibles est un ethnocentrisme à l’envers, qui ne voit plus son illusoire hégémonie, ni « l’alter-hégémonie » qui surgit en face en l’espèce de l’islamisme sans frontières : « Cet axiome (…) a longtemps fait foi : tout ce qui affaiblit l’Occident est juste. Oui, mais que se passe-t-il quand ceux qui frappent l’Occident se moquent ouvertement de la justice sur terre ? (…) Eh bien, il se passe ceci : la Croyance se met à vaciller. »

L’ouvrage entreprend de scruter ce vacillement, qui ressemble souvent à une conversion douloureuse, à une lucidité retrouvée, comparable à celle des compagnons de route du socialisme ou du communisme qui
prenaient leur distance avec la pensée dominante (1). C’est un appel à sortir des réflexes dogmatiques de la Croyance. L’auteur « la connaît bien », dit-il, car il est « né dedans ». Mais il est temps d’en finir avec la bien-pensance de gauche qui, sous des prétextes variés, oublie de défendre l’héritage occidental, pire, continue de le dénigrer, alors qu’il est aujourd’hui menacé, attaqué dans sa chair.

C’est donc en toute connaissance de cause, avec une érudition objective, une rhétorique précise, et – ce qui les rend encore plus efficaces – une indignation calme, que l’auteur débusque les sectateurs les plus bigots de la morale des Faibles au sein de la sociologie post-coloniale, chez les acharnés de la lutte contre l’islamophobie – qui négligent paradoxalement les musulmans progressistes souvent très exposés – ou dans la nébuleuse des derniers comités révolutionnaires pour qui, depuis le 11 Septembre, le terrorisme n’est jamais qu’un prétexte à la répression d’État. Avec une minutie factuelle remarquable, il revient sur la façon dont des esprits libres pris pour cibles comme Salman Rushdie, Theo Van Gogh, les caricaturistes danois, les journalistes de Charlie Hebdo, ont été dénoncés par les professionnels de l’antiracisme comme des provocateurs mal famés, par une inversion obscène du statut de victime. De même, il fait justice du délire interprétatif d’un Emmanuel Todd jugeant la manifestation du 11 janvier 2015 comme l’expression du « droit de cracher sur la religion des faibles » (qui désigne ici… l’islam, pourtant à l’origine des massacres !) ou estimant que les convulsions islamistes ne sont que les prodromes d’une assimilation conflictuelle à la
modernité ; justice aussi de la haine antidémocratique d’un Badiou, réduisant les attentats du 13 novembre à l’expression « fasciste » d’un « désir d’Occident », dans la mesure où l’Occident n’est pour lui qu’un vide, un « rien », un « bordel », une « infamie plus essentielle » !

L’auteur multiplie les exemples de cet « occidentalo-centrisme refoulé » qui s’obstine à faire de l’Occident l’« ennemi universel », une force manipulatrice mondialisée à l’origine de toute violence : ainsi encore celui de l’imaginaire oriental toujours rabattu sur le mythe de l’« orientalisme » ; ou celui du sexisme et de l’homophobie qu’un « féminisme “blanc”», un « impérialisme gay » auraient en fait importés dans le monde arabo-musulman ! À l’inverse, aucune violence extérieure à lui-même n’atteindrait jamais l’Occident, « seule civilisation et seule barbarie dignes de ce nom ».

Jean Birnbaum montre au contraire que rien n’est plus fragile que cette construction historique, nullement éternelle. Et ses plus belles pages sont peut-être celles qu’il consacre à l’Europe, continent d’élection de Marx en son temps (« l’horizon permanent de sa pensée, le centre de son combat »), parce qu’elle aura été le lieu de l’émancipation bourgeoise et libérale, d’un certain art de vivre, de penser, de créer, condition indispensable de la révolution. Ce que Victor Serge, rescapé des geôles staliniennes à la veille de la guerre, appelait aussi « le singulier plaisir de vivre répandu dans les pays d’Occident » ou encore dans un bel ensemble (titre d’un chapitre) « notre vieil Occident de chrétiens, de socialistes, de démocrates, d’hommes de bonne volonté ». Dans une longue et superbe conclusion, Jean Birnbaum vole au secours de Jacques Derrida, honteusement annexé, lors du colloque posthume d’Alger, en 2006 (2), par des idéologues violemment antisionistes et antioccidentaux, en rappelant que la « foi de Derrida » était justement la « foi dans l’Europe », « ce continent affaibli, à la mémoire tourmentée, mais auquel son destin meurtri confère justement une responsabilité »(3). Derrida disait « Nous, les Européens ». Et ce nous dit « une civilisation modelée par des influences contradictoires et combinées », « la possibilité de multiples identifications » mais aussi, face à d’autres modèles, « le lieu d’une différence, associée à des modes de vie bien plus encore qu’à des valeurs abstraites ». De ce point de vue, « en ciblant l’Europe, en visant un à un les corps parlant, luttant, désirant, dansant, qui portent son histoire et perpétuent son esprit, le djihadisme repose la question de l’exception occidentale » (4).

Regarder dans le miroir que nous tend le djihadiste, c’est aussi ce que fait Régis Debray, dans L’Angle mort (5). Pour y chercher « la place de la mort dans notre vie » ou plutôt « le fait qu’elle n’en a plus ». Voilà longtemps que l’ancien guérillero, devenu médiologue, s’est guéri des illusions de la « Croyance » selon Birnbaum. Or, même revenu de tout, il reconnaît un reste de fascination devant ces faux martyrs, « les seuls à parler du paradis dans l’espace public ». Que pèse notre athéisme tiède devant ces nouveaux cavaliers de l’Apocalypse ? « Il est piquant de voir qualifier de nihilistes, nous qui ne croyons même plus en notre ombre sur terre, des individus qui croient dur comme fer dans les aménités célestes et le sexe des anges. » Et, sans pitié pour notre propre nihilisme, il enfonce le clou : « Où nous mettons du vide, ils mettent du plein. À eux, l’Être, à nous, le Néant. (…) La mort est leur Dieu ? Pas vraiment : c’est leur survie, et notre mort. » Mais Régis Debray n’en reste pas à ce constat de désespoir : il convoque précisément les restes de notre tradition sacrée, la richesse de notre héritage religieux qui se rappelle à nous « surtout après le crash des paradis sur terre ». Lui ne croit même plus comme Jean Birnbaum à l’Europe unie, « dernière en date de nos utopies d’avenir » ; mais on le voit céder à une étrange mélancolie, fût-ce sur le mode de la citation érudite, ironique, du bric-à-brac d’allusions à un monde révolu, et surtout à une nostalgie lancinante de l’espérance chrétienne, à laquelle sa mémoire revient sans cesse, celle de la « Résurrection (…) pointe d’or de nos religions du Salut » ou de cette noble attente de l’« Avent » qui reste la « couleur de l’existence » pour les chrétiens. Étonnamment, c’est lorsqu’il évoque notre monde précaire et désenchanté, presque cabossé – comme Jean Birnbaum notre « continent affaibli », notre « destin meurtri » – que Régis Debray touche le plus à la nécessité persistante d’une rédemption : quand il décrit cette « vie (qui) continue dans nos suburbs comme par-devant, cahin-caha », ces « bonheurs d’un instant (…) peut-être plus durables qu’on aime à le dire (…), surtout quand il y a un Marcel Proust pour les ressusciter », ou encore (parce qu’il a rejoint le thème de la mort) ce sentiment qu’« une plage – voire une minute – de silence devant un cercueil fait renaître en chacun l’homme intérieur ». Oui, c’est ce monde, notre monde profane, voire profané, mais conservant la trace du sacré, qui mérite d’être défendu pour lui-même et qui constitue peut-être la meilleure réponse à la mauvaise foi comme à la barbarie.

Fabien Vasseur

(1) On notera d’ailleurs les références développées à Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, Claude Lefort ou Cornelius Castoriadis, pour ne citer qu’eux.
(2) Le colloque s’intitulait « Sur les traces de Jacques Derrida », deux ans après sa mort. Jean Birnbaum, qui couvrait l’événement en tant que journaliste pour Le Monde, détaille longuement son malaise d’alors, son hésitation à témoigner contre son « camp », et le rôle que ces circonstances ont joué dans sa conversion.
(3) Derrida disait de l’Europe : « C’est le lieu depuis lequel ou en vue duquel tout a lieu », en vertu de l’autocritique permanente qui la fonde. Birnbaum en fait une « dissidence à soi », une « manière de remettre en cause sa propre centralité », ou, avec des accents proches de François Jullien, « une culture ouverte, critique, complexe, qui ne coïncide jamais tout à fait avec elle-même mais qui trouve précisément dans cette ouverture sa source et sa ressource ».
(4) Et l’on s’avisera que Jean Birnbaum ne dit pas autre chose ici qu’Alain Finkielkraut dans L’Identité malheureuse (2013), dont la fin du chapitre « La leçon de Claude Lévi-Strauss » mérite d’être citée : « Les individus cosmopolites que nous étions spontanément s’étaient déshabitués de dire nous. Et nous voici, à notre corps défendant, redevenus romantiques. Nous faisons la découverte de notre être, sous le choc de la pluralité. »
(5) Conférence prononcée dans le cadre des Rendez-vous du Bastogne War Museum le 9 mars 2018, et publiée – avec hélas trop de coquilles – aux Éditions du Cerf.