Antoine-Jean Gros, David jouant de la harpe pour le roi Saül

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) n°7 du mercredi 20 février 2019 sur Antoine-Jean Gros « David jouant de la harpe pour le roi Saül ».

Antoine-Jean Gros« Quand un esprit de Dieu était sur Saül, David prenait la lyre et il en jouait : Saül se calmait et se trouvait mieux, et l’esprit mauvais se retirait loin de lui. » (1 Sam 16, 23) Le Louvre vient d’acquérir un des derniers tableaux d’Antoine-Jean Gros, David jouant de la harpe pour le roi Saül, une œuvre de 1822. Le peintre est connu pour ses tableaux grandioses à la gloire de l’Empire, comme La bataille d’Aboukir, ou Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau. Avec David et Géricault, il fait partie des peintres officiels de l’Empire et réalise plusieurs portraits des grands de l’époque, notamment le superbe Murat à cheval. Avec la Restauration, David s’exile à Bruxelles, et laisse Gros à la tête de son atelier. Mais l’esprit obsolète des Bourbons lui pèse, et il peine dans ses fonctions. Finalement, il se lance avec l’appui du Duc d’Orléans dans une série d’oeuvres consacrées à l’histoire biblique et à l’Antiquité, dont ce tableau qui est bien à l’apogée de l’art du maître. Mais au-delà de sa perfection esthétique, il ouvre surtout une série de méditations spirituelles enracinées dans le texte biblique. Bible en main, laissons notre regard s’instruire paisiblement des différentes facettes de la toile.

Le tableau est construit sur une diagonale et une verticale. La diagonale part de la lumière en haut à gauche, passe par David et sa harpe, l’énigmatique jeune femme en position centrale, Saül entouré d’une lumière rouge inquiétante, jusqu’au brûleur de parfums et d’encens. En bas à gauche, les armes du roi et son épée, rappelant la guerre des Juifs contre Amaleq (1 Sam 15, 1-8). Le manteau rouge dont s’entoure Saül, le séparant du reste des protagonistes, marque symboliquement sa folie et l’isolement de l’homme qui s’est éloigné de Dieu (1 Sam 15, 11). Il annonce aussi l’épisode de la caverne d’Engaddi, lorsque David épargne Saül alors à sa merci, et se contente de couper le pan de son manteau (1 Sam 24, 5).

Qui est cette énigmatique jeune femme, qui, d’un geste gracieux et léger, trace une verticale de lumière au milieu du tableau, assure le lien entre David et Saül, et finit par y occuper la place principale ? C’est peut-être Mikal, fille de Saül, dont il est dit pudiquement qu’elle « aima David » (1 Sam 18, 20), et qui devient sa première épouse.

Le choix du sujet du tableau est très rare dans la peinture française, et peu courant dans la peinture italienne. Il n’est donc pas neutre pour le peintre lui-même, et nous révèle le tourment de son âme. Ce choix atypique impose de lire l’œuvre en rapport avec la biographie de l’artiste. Quoiqu’un peu psychologisante, cette interprétation doit être évoquée. Gros, au moment où il peint ce tableau, souffre d’une dépression et survit péniblement à l’atmosphère étouffante et perverse de la Restauration. Saül représenterait symboliquement le peintre isolé, enfermé dans son rouge désespoir et ses mauvaises pensées frisant la folie. La lumière de l’inspiration artistique, incarnée par la belle et mystérieuse jeune femme, viendrait le sauver, lui redonner un peu d’espoir, la harpe à demi cachée n’étant plus qu’un prétexte. On sait que le désespoir finira par l’emporter, puisque l’artiste se suicide quelques années plus tard.

La belle apparition peut aussi incarner la muse de la musique jouée par David, qui descend sur Saül et vient l’apaiser. Mais peut-être est-elle aussi « l’esprit de Dieu » qui, justement par l’entremise de David, vient consoler le roi. Sa position centrale, au milieu du tableau, dans la lumière, recréant une verticale entre la terre et le ciel, justifie cette interprétation. Élargissons cette perspective. En combinant les deux regards, esthétique et spirituel, l’art, dans sa perfection, peut consoler les hommes et les amener à se tourner vers Dieu. Les bras de David, tendus vers le haut, puisent au divin, non par la perfection supposée de sa maîtrise de la musique, mais parce qu’il est fidèle à Dieu. L’art seul reste impuissant à s’élever vers le divin, ce sont la harpe de David cachée par « l’esprit de Dieu », et à l’autre bout de la toile le brûleur de parfums, symbole des vaines tentatives de l’homme de se sauver par ses propres forces. Aux bras de Saül qui replient l’espace sur son égoïsme qui lui a fait rejeter le commandement de Dieu s’opposent ceux de « l’esprit de Dieu » qui ouvrent au contraire ce même espace au-delà des limites de la toile. Dieu vient nous sauver, si nous acceptons de l’accueillir.

Ce chef-d’oeuvre esthétique de Gros révèle finalement la place centrale que peut jouer « l’esprit de Dieu » dans nos combats. C’est Dieu qui nous sauve, et lui seul. L’art a besoin d’un éclairage spirituel pour guérir
l’âme de ses tracas. Il devient alors un auxiliaire puissant pour la conduire sur le chemin de la conversion.

Vincent Aucante