La mule, paradis non artificiel de Clint Eatswood

Fiche de l’Observatoire Foi et culture du mercredi 6 février 2019 (n°5) sur le film « La Mule » de Clint Eastwood.

La muleD’une simplicité quasi “biblique”, le dernier récit de Clint Eastwood n’est linéaire qu’en apparence. Le vieil horticulteur Earl Stone, vétéran de la guerre de Corée, arrive en bout de course. Sa famille, à qui il a toujours préféré le reste du monde, ne le reçoit plus ; ses confrères, qui l’admirent, se retirent peu à peu ; les soirées de vétérans, où il continue à séduire la gent féminine, s’éteignent faute de crédits. Au moment où son entreprise est mise en gage, le hasard montre à ce chauffeur infatigable et prudent qu’une simple course pour acheminer de la drogue comme “mule” peut le remettre à flots et plus encore. Dès lors, l’engrenage s’enclenche : vagabondant tranquillement sur les routes, profitant de chaque moment qui passe, il ne cesse de gagner toujours plus d’argent, insoupçonnable aux yeux des policiers et devenant une sorte de mascotte pour des trafiquants éberlués. Jusqu’au jour où la violence du cartel se déchaîne tandis que la mort rejoint ses proches…

Les séquences sont tissées d’immenses travellings horizontaux, le long des trajets de Earl, à peine entrecoupés de quelques fêtes entre amis et d’affrontements en famille. Mais ces trajets filmés si élégamment n’ont pas de direction, ou plutôt ne sont que d’incessants allers et retours. Et ce qui fait le vrai prix des voyages ne sont pas les trésors entreposés dans le coffre, mais les paysages traversés et les airs insouciants que déverse la radio. Hymne à la nature, au temps qui passe, à la bienveillance des aînés envers les adultes englués dans internet, à la douceur de vivre qui permet d’oublier ou de relativiser les contraintes pécuniaires. Dans la fluidité ininterrompue de ses courses sereines, à peine enrayée par quelques alertes qu’il déjouera avec aplomb ou égayée de rencontres galantes, Earl pourrait être tenté de croire que la vie est facile. Pourquoi s’inquiéter du danger et de la mort ? L’essentiel est d’avoir bien vécu.

Ici intervient le grain de sable. Car, s’il est important de pouvoir vivre comme on le désire, il se révèle impossible de ne vivre que pour soi. C’est par l’intermédiaire de sa petite-fille, qui lui reste attachée avec une confiance innocente à mesure même qu’il s’enfonce dans le crime, que notre horticulteur va être arraché à son agréable divertissement. Oui, « la famille est le plus important ». La famille de chair et de sang, la femme qu’on a trahie, les enfants qu’on n’a pas choisis, celle qui souffre tant de ne pas davantage dépendre de vous, de ne pas davantage compter pour vous. Ce n’est pas ma propre mort qui pose problème, semble dire l’horticulteur capable de tout sacrifier pour des fleurs qui ne durent qu’un jour, mais celle des autres ; ma liberté ne me sert de rien si je n’ai pu la déposer devant quelqu’un pour lui dire que je l’aime, avant la mort, malgré la mort. Comme son vieux véhicule, Earl Stone, qui a tant roulé, semble un peu lent au démarrage. La dimension verticale surgit pourtant dans sa trajectoire rectiligne, en des plans admirables de contre-plongée alors qu’il se penche sur une clôture qui pourrait devenir celle de la tombe de sa femme, ou de plongée quand, ayant assumé jusqu’au bout sa conduite 1, il expie dans un pénitencier parmi des fleurs qui sont celles-là mêmes qu’il offrait à celle qui l’attendait.

Une nouvelle fois, les motifs chers à Eastwood sont convoqués : la traque policière, la voiture comme refuge et comme leurre, l’énigme du discours à la fois banal et indispensable du ministre du culte lors de funérailles religieuses, l’amour plus fort que la routine et que la trahison 2, la famille plus vitale que la réussite. Dans cette intrigue aux relents d’introspection autobiographique3, les moments les plus admirables (et les plus enjoués) sont sans doute ceux où des adversaires se découvrent des liens de familiarité, d’humanité commune, qu’il s’agisse d’un policier recevant de précieux conseils de vie de celui qu’il poursuit sans le savoir, du tueur averti paternellement de la nécessité de sortir d’un engrenage pour se trouver lui-même, du gardien de la paix malveillant repartant les bras chargés de corn-flakes, de la famille noire dépannée par un vieux raciste, ou de malfrats sanguinaires fredonnant des kilomètres durant les chansons que le mouchard posé dans l’habitacle de leur mule leur transmet 4. La violence alors perd son pouvoir, non pas absente ou ignorée, mais comme mise à distance 5. La grandeur d’un artiste, à défaut d’avoir bien vécu, est de faire éprouver combien la vie est belle.

Denis Dupont-Fauville

  1. La contre-plongée sur le jardin répond à une plongée sur un mort dans le coffre d’une voiture ; de même, les plans d’hélicoptère préparent l’atterrissage pour une arrestation où se rejoignent, littéralement, dimensions horizontale et verticale.
  2. Non seulement parce qu’il peut les surmonter, chez les autres et en soi-même, mais aussi parce qu’il peut empêcher l’inéluctable : la résolution de l’intrigue (arrestation, réconciliations, sanction) apparaît comme le fruit de l’amour pour Earl de son épouse défunte.
  3. Eastwood a non seulement été marié plusieurs fois mais a reconnu de nombreux enfants naturels. Il s’est aussi confié sur son sentiment de n’avoir pas été à la hauteur comme époux et comme père. De même, le mélange de conservatisme social et de liberté personnelle du film illustre aussi ses convictions « libertariennes ». Allusion transparente, les premières lettres du nom du héros composent ici : « Ea. St. » ; pour la suite, il suffit de remplacer les fleurs dont il est spécialiste par du bois (« Wood ») pour que le propre nom du réalisateur apparaisse. Et la fille de Earl est jouée par la fille de Clint…
  4. Pourraient être ajoutées la leçon de mécanique faite à des lesbiennes bikeuses, la complicité avec un policier autour d’un chien pourtant alerté par la drogue… voire la réconciliation entre époux et entre parents !
  5. Elle menace sans cesse et deux cadavres sont vus (de haut). Pourtant, le seul meurtre qui soit montré l’est sans image traumatisante ; et le spectateur ne saura rien du sort du mouchard qui aide la police, ni des superviseurs qui ont plaidé la cause de Earl auprès du cartel lors de sa dernière course et ainsi provoqué la perte de la drogue.