Fortuna de Germinal Roaux

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) n°36 du mercredi 14 novembre sur le film Fortuna de Germinal Roaux.

Film fortunaLes premières images sont d’une beauté à couper le souffle, d’un noir et blanc presque irréel. Dans les hauteurs du Simplon, la masse sombre et les formes étranges des bâtiments s’opposent à un océan de neige. Puis la gamme des gris se fait plus variée ; quelques poules picorent près d’un poêle, qu’une main recharge. Surprise : cette main est noire. C’est celle de Fortuna, jeune adolescente africaine aboutie au refuge du Simplon et espérant trouver asile en Europe. Fortuna porte un secret, qu’elle ne confie qu’à Dieu et à son âne : elle porte un enfant, conçu avec un compagnon de traversée. Celui-ci, à peine informé, l’abandonne. Qu’adviendra-t-il de Fortuna ? De son enfant ? Et de la communauté monastique qui l’abrite à titre seulement temporaire ?

Tout un drame est ici « exposé ». Là résident à la fois la force du film et sa faiblesse. Car l’exposition se pare des contrastes d’une photographie jamais prise en défaut, prend le temps de la contemplation, laisse entendre les bruits qui résonnent dans l’âme, fait l’audacieux pari de la sobriété. Mais c’est pour entasser sur la frêle silhouette de Fortuna comme un improbable condensé de situations liées à la migration (femme et trahie, jeune et seule, chrétienne et confrontée aux musulmans, en voyage et bloquée, portant la vie et fuyant la mort, cernée de murs et rêvant la mer, en quête de chaleur et affrontant le froid, noire sur fond blanc…), d’une façon si systématique et dans un parti pris tellement esthétique que les éléments du drame deviennent autant d’abstractions. Trop d’emphase et trop de symboles alourdissent le propos, même lorsqu’il s’agit de mettre en valeur des phrases d’évangile. Le plan est sans surprises, l’humanité sans chaleur.

Malgré ce handicap, les interrogations métaphysiques du réalisateur et l’honnêteté de son approche débouchent sur quelques moments vraiment émouvants, mais surtout par la grâce du jeu des acteurs : qu’il s’agisse de la jeune interprète du rôle-titre, ponctuellement, ou surtout de Bruno Ganz, dans le rôle du père abbé de la communauté, lors d’une bouleversante tirade où, pour faire réfléchir son interlocuteur sur l’enjeu d’un avortement, il le met devant le paradoxe qui consiste à décider pour les autres du moyen d’épanouir leurs vies (1).

Au fond, le film déploie magnifiquement un savoir-faire plutôt que de raconter une histoire. Il est bon de méditer sur de belles images, encore faut-il qu’elles reflètent une réalité (étonnantes imprécisions dans les aperçus de la prière catholique) ; il est utile de montrer des dilemmes, encore convient-il qu’ils soient ceux des personnages et non les nôtres (comme dans la délibération du chapitre des religieux se demandant s’il faut renoncer à leur confort) ; il est souhaitable de s’interroger sur l’avenir, mais cela est-il possible là où ne transparaît aucun élan de vie ? Il faudrait des êtres de chair et de sang aux prises avec leur destin, plus que des figures redoutant l’irruption de l’administration. Dans la glace des Alpes suisses, les déplacements semblent impossibles (2) et l’avenir inconcevable (3).

Germinal Roaux nous livre donc ici une œuvre pleine de promesses mais non encore aboutie. Souhaitons que la capacité de contemplation dont il fait preuve puisse se laisser davantage bousculer par la vie qu’il cherche à rejoindre.

Denis Dupont-Fauville

  1. Cette scène de six minutes environ suffit à recommander le film.
  2. Dans le temps comme dans l’espace, à l’inverse de ce que pouvait évoquer un documentaire comme Fuocoammare, par exemple.
  3. Au sens le plus littéral : cette jeune fille porte un enfant sans que ses formes le trahissent (tout au plus est-elle prise de nausées !), sans que jamais mention soit faite d’une famille, ou même sans que la Vierge qu’elle prie renvoie à l’enfant Jésus. Le seul lange qu’on verra est le linceul d’un poussin mort.