Le dernier livre de Francis Fukuyama

Fiche n°32 de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 10 octobre 2018 sur le dernier livre de Francis Fukuyama.

Francis FukuyamaUn nouveau livre de Francis Fukuyama ne passe jamais inaperçu. Le dernier, sorti aux États-Unis à la fin de l’été 2018, ne fait pas exception. Ce petit-fils d’un immigré japonais arrivé en 1905, fils d’un pasteur congrégationaliste (dans la tradition puritaine), lui-même né en 1952 à Chicago, a étudié la littérature à Cornell, Yale et Paris (où Roland Barthes et Jacques Derrida l’ont déçu), avant de s’orienter à Harvard vers les sciences politiques. Il enseigne aujourd’hui à Stanford (et est membre de l’Académie pontificale des Sciences sociales).

Il s’est rendu célèbre en publiant dès juillet 1989 (donc juste avant la chute du Mur de Berlin) un article où il prédisait le triomphe sur le communisme du libéralisme capitaliste et démocratique. Mais il a poussé un peu loin en présumant, notamment dans son livre de 1992 qui développait sa thèse, que c’était « la fin de l’Histoire » (1). Il s’est ensuite inquiété de « la fin de l’Homme, conséquence de la révolution des biotechniques » (2), puis s’est détaché des « néo-conservateurs » de l’ère de George W. Bush en raison d’une part de l’invasion de l’Irak en 2003, qu’il a considéré comme une erreur, et d’autre part de la crise financière de 2008, qui a manifesté les limites du « laisser-faire ». Trois ans plus tard, il a stigmatisé ce qu’il appelle le « patrimonialisme » comme la principale source de dysfonctionnement des nations tout au long de l’histoire. Il s’agit de mainmise sur la haute administration et l’économie d’un pays par un clan, généralement lié au chef de l’État par des liens de famille et/ou de copinage (3).
Dans son ouvrage récemment publié : L’Exigence de dignité et la politique du ressentiment (Farrar, Strauss and Giroux), Fukuyama puise à nouveau dans « l’histoire longue », celle des idées que se font les hommes de leur place dans le monde où ils vivent, pour expliquer un certain nombre de tendances actuelles qui paraissent sans rapport entre elles. Il part du Thymos identifié par Platon dans le Phèdre et dans La République comme une troisième composante de la psyché humaine, avec le désir et la raison : le besoin qu’a l’homme de voir sa dignité reconnue. Cette primauté du « vécu » (de l’image de soi renvoyée par le miroir de la collectivité) aurait été promue par la Réforme, alors que christianisme avait jusque-là privilégié la récompense dans l’au-delà. Puis les Lumières auraient théorisé que la dignité personnelle est un droit universel, chacun tenant légitimement à ce que la sienne soit respectée, si particulière soit-elle. Et la nouveauté serait désormais que, si l’on considère que ce dû est dénié, on y voit une injustice. Ceux qui s’estiment méprisés sont alors motivés par le ressentiment : ce n’est pas leur faute et ce n’est pas eux mais la société qui doit changer et leur donner la place qu’ils revendiquent parce qu’ils la méritent de toute façon.

Ce ressentiment est présenté comme la motivation commune des « petits blancs » qui constituent la base électorale de M. Trump, des classes laborieuses qui ont entraîné le Royaume-Uni vers le Brexit et des nationalistes qui gagnent du terrain en Europe. Mais cette indignation n’est pas exclusivement populiste, car (dit M. Fukuyama) on la retrouve à la fois dans le « printemps arabe » de 2011, dans la propagande LGBT, dans les mouvements de femmes se plaignant de viol ou de harcèlement, dans la protestation de Noirs américains contre les violences policières et même (jusqu’à un certain point) dans l’islamisme.Ces ressentiments sont tellement diversifiés qu’ils sont bien sûr inconciliables. Ils s’affrontent d’ailleurs déjà : par exemple partisans de M. Trump et militants antiracistes aux États-Unis. Et il est clair qu’en dehors du ressentiment, Daesh n’a rien en commun avec le #MeToo féministe (en français « Balance ton porc ») sur les réseaux sociaux.

Cependant, la démocratie est du coup mise à mal, même en Occident où elle est née et s’est le plus développée : aucun parti ne peut assumer un nombre suffisant de vindictes pour former une majorité ou une opposition cohérente et les dénonciations tiennent lieu de débats. Le choix entre conservatisme et progressisme est dépassée. En effet, le populisme anti-intellectuel, présumé « de droite », se comporte comme traditionnellement « la gauche » : il entend exprimer l’indignation de la masse des humbles, opprimés non plus par le système capitaliste, mais par la « bien-pensance » instruite qui, tout en profitant des mutations technologico-économiques, leur inflige des restrictions au nom de l’écologisme et ne s’intéresse aux droits que de minorités (ethniques, culturelles, sexuelles, etc.).
Selon M. Fukuyama, un remède à cet éclatement en identités qui s’estiment toutes persécutées pourrait être un patriotisme fondé ni sur la race ni sur un héritage, mais sur des convictions séculières, comme la république américaine à ses origines ou la Révolution française dans ce qu’elle a eu d’idéaliste. Il ne dit cependant pas comment faire partager et adapter dans le contexte de chaque pays ces beaux principes déjà bien connus et qui semblent usés même en Europe et en Amérique du Nord où ils sont théoriquement toujours en vigueur.

On peut même s’interroger sur l’originalité de l’analyse à partir du Thymos : ainsi, dans Colère et temps dès 2007 (4), le philosophe allemand Peter Sloterdijk (né en 1947) a proposé le ressentiment comme ressort de l’histoire humaine, depuis l’Iliade jusqu’à l’islamisme comme révolte contre l’exploitation méprisante par la mondialisation capitaliste, en passant par le succès des révolutions depuis le XVIe siècle (5) et leur échec en raison de leur incapacité à tenir leurs promesses d’une société enfin juste.

Reste à Francis Fukuyama le mérite d’actualiser cette intuition dix ans plus tard et de stimuler la réflexion en attirant l’attention sur un des mécanismes de psychologie collective qui produisent le tohu bohu politique et moral du XXIe siècle.

Jean Duchesne

  1. La fin de l’Histoire et le dernier homme est le titre de ce livre dans la traduction parue chez Flammarion en 1992. L’idée est que le libéralisme sous toutes ses formes (politiques, économiques, morales) est l’aboutissement de l’évolution de l’humanité.
  2. Titre de son livre traduit en français à la Table ronde en 2002, dénonciation prémonitoire du transhumanisme dont on parle désormais, appelé là posthumanisme.
  3. En français : Le Début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours, I, Éditions Saint-Simon, 2012. Voir la fiche OFC du 12 avril 2011.
  4. Traduction française chez Fayard en 2008.
  5. Il ne faut pas oublier qu’avant les révolutions américaine et française au XVIIIe siècle, il y a eu, sous l’influence du protestantisme, les républiques des Pays-Bas au XVIe et anglaise au XVIIe.