« Comprendre le malheur français » de Marcel Gauchet

couv_comprendre_le_malheur_françaisFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°16) sur  » Comprendre le malheur français  » de Marcel Gauchet, avec Eric Conan et François Azouvi (Stock, Les essais, 2016), par Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers et Président de l’OFC.

Dans la même veine que celle des livres de Jean Birnbaum et de Jean-Pierre Le Goff présentés dans deux précédentes fiches de l’OFC, Marcel Gauchet, dans un livre d’entretiens, propose son analyse des désarrois qui marquent notre pays peut-être, en tout cas qui affectent le moral, sinon des évêques, du moins de nos concitoyens.

  • La mondialisation, cause du malheur français

Comme l’illustrèrent les résultats du référendum de 2005, la France perçoit négativement le modèle européen qui s’est peu à peu construit et qu’elle associe à la mondialisation et à la financiarisation. « Pour les Français, la mondialisation est une rupture majeure. A l’intérieur du déclassement général de toutes les autres nations, européennes, la France subit le choc frontal de son héritage historique avec une provincialisation à laquelle elle ne se résigne pas. C’est sûrement l’une des clés du pessimisme français » (p. 33)

« Alors que nous étions dans des économies que les économistes appellent “à développement autocentré”, où l’essentiel était l’adéquation de l’appareil de production à la demande intérieure – même si le commerce international avait continûment crû depuis la fin la guerre –, nous passons dans des économies excentrées où l’orientation vers le dehors, vers la performance concurrentielle, devient un critère déterminant » (p. 104).

« La France a négocié dans de très mauvaises conditions le tournant de la mondialisation : telle est l’hypothèse principale développée dans ces pages. Les repères qui lui viennent de son histoire sont pris à contre-pied par la marche d’un monde où elle peine à se reconnaître. Elle est victime de son passé, en un mot, soit que les nouvelles normes en vigueur dénoncent le caractère obsolète de ses habitudes, soit qu’elles amplifient au contraire certains de ses héritages. » (p. 9).

  • La fin du modèle français

L’économie, qui domine l’horizon, échappe de plus en plus aux décisions politiques, et scelle la fin d’un modèle original de culture et de développement.

« Ce qui est perçu le plus profondément, c’est que le monde et sa marche vont contre ce que nous sommes et, face à ce rouleau compresseur, nous ne sommes pas défendus. C’est le coeur du reproche principal fait à la fois aux hommes politiques et aux médias : les élites ne nous défendent pas parce qu’elles sont les alliées du mouvement de modernisation et de mondialisation dans lequel la spécificité française est appelée à se dissoudre. On ne voit pas comment cette manière d’être originale que l’on appelle le “modèle français” pourrait perdurer… » p. 16.

« Les nations se définissaient autrefois de l’intérieur, sur la base de leur histoire, de leurs conflits, de leurs vicissitudes, etc., tandis que la mondialisation leur impose l’extraversion de leur identité historique. C’est par rapport à l’extérieur qu’il faut mesurer la singularité qui vous fait ce que vous êtes […]. La mondialisation met tous ses acteurs dans l’obligation d’accepter une diversité au sein de laquelle aucun modèle ne s’impose absolument » (p. 29-30).
On peut penser qu’en l’absence de marqueurs de l’identité des pays et des peuples au profit du melting-pot, certains choisissent des expressions radicales de la défense et de la promotion des identités, où celles-ci, tellement préoccupées de se survivre et de se protéger, fermeront toute capacité à la rencontre et même choisiront des formes violentes d’exclusion de ce (de ceux) qui ne correspond pas à l’idéaltype.

  • Libéralisme économique, libertarisme éthique

Mesurant son incapacité à agir sur une économie désormais mondialisée et dominée par le modèle anglo-saxon, le pouvoir politique s’est concentré sur les questions de société. Ainsi, par le biais de l’antiracisme, le Parti socialiste se convertit, dans les années 80, au gauchisme culturel. « Le libertarisme fournit le moyen d’entrer dans le libéralisme en gardant sa bonne conscience » (p.126).

Nombre d’observateurs ont analysé l’usage que fit Mitterrand de SOS Racisme. Il faut aussi repérer combien d’élus, voire de ministres, sont issus de cette mouvance, associée à celle des syndicats lycéens. Aujourd’hui, c’est le think tank Terra nova qui incarne le virage « sociétal » d’une gauche qui abandonné l’économie et le travail.

Il y a eu « une révolution culturelle silencieuse. Elle a posé un nouveau cadre de référence pour la vision du fonctionnement collectif. D’un côté il y a le monde, de l’autre les individus, et rien entre les deux, plus de nations, plus de peuples, plus d’institutions. L’objet de la politique se borne à garantir la cohabitation harmonieuse de ces individus à une échelle planétaire. L’idée d’assimilation devient carrément fasciste dans ce cadre, puisqu’elle consiste à exercer une violence sur des gens qui arrivent sur un territoire et à qui on demande de se plier aux moeurs de l’endroit. Elle est remplacée par l’horizon du mélange général, de la diversité heureuse, du métissage culturel » (p. 127-128).

On lira aussi avec un amusement un peu désespéré les caractérisations, sans concession, que Marcel Gauchet propose des personnages qui ont occupé la plus haute fonction de notre République.

« Nous sommes dans un nouveau mode de fonctionnement de l’économie, dans une nouvelle société dont le défi, adressé à la République, est désormais l’individu. Plus le citoyen ni les masses organisées, l’individu. La République des citoyens fonctionnait. La République des grandes organisations aussi. Mais la République des individus, c’est une autre affaire ! Des individus qui se réclament de leurs intérêts privés, qui se soucient comme d’une guigne de l’intérêt général, qui récusent l’autorité de l’Etat et pour qui la loi se définit de plus en plus comme ce qu’il faut contourner » (p. 214).

« Nous sommes passés dans une société où individualisme signifie qu’il est de la nature de chaque individu de poursuivre son intérêt personnel dans un cadre où l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers » (p. 298).

Que devient dès lors une République qui se montre sans capacité d’action sur l’économie et se limite à donner des nouveaux droits aux individus ? Un système pour lequel le terme « citoyen » n’est utilisé que comme qualificatif ? Or, « être citoyen, c’est faire l’effort rationnel de s’élever au-dessus de soi-même pour se mettre en état de juger de l’intérêt général, c’est se porter au-delà de l’individu naturel. Le corollaire de cette définition est l’indépendance du citoyen, qui participe à la formation du pouvoir mais ne se sent pas nécessairement engagé dans ce que disent les pouvoirs » (p. 243).

  • Quelle Europe ?

Le discours sur l’Europe ne convainc guère plus. La défendre au motif qu’elle préserverait de la guerre ne fait plus illusion ; en effet, « ce n’est pas l’Europe qui a bâti la paix, mais l’inverse : l’Europe s’est bâtie grâce à la paix d’un genre spécial assurée par la Guerre froide. Quant à la prospérité, elle a été générale dans le monde occidental durant les trente ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, y compris pour des pays qui n’étaient pas embarqués dans l’aventure européenne. Celle-ci a pu être au plus un adjuvant. Mais la question brûlante aujourd’hui, ce sont les perspectives d’avenir. Que nous promet l’Europe ? » (p. 162).

« La question est donc de savoir si nous serons capables de sortir du système actuel dont l’aberration est de combiner les inconvénients de deux formules : un degré trop grand de pouvoir central par rapport à ce qui doit rester la liberté de chacune des entités politiques, et un degré trop élevé de dérégulation économique » (p. 192).

« Le propos n’est pas de “sortir de l’Europe”, il est de la repenser de fond en comble, sur la base d’un bilan froid de ses acquis et de ses impasses » (p. 367).

Le traité constitutionnel européen, derrière l’épiphénomène de la mention des racines chrétiennes du continent, refusait sur le fond une Europe de la culture et de la civilisation, encore une fois c’est le modèle anglo-saxon qui a prévalu.

« Est-ce qu’en Europe il y a quelque chose comme une communauté de valeurs qui serait présenté aux nouveaux venus et susciterait leur adhésion ? Manifestement pas. Le problème européen de l’immigration réside là » (p. 257).

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