« Conversion et vocation des communautés », par Mgr Rouet

Mgr Albert Rouet archeveque de Poitiers

Mgr Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers, nous introduit au thème de la journée mondiale de prière pour les vocations en 2011 reçu du Saint-Père : « Proposer les vocations dans l’Église locale », à partir d’une méditation de Matthieu 9, 35 – 10, 5.
Probablement avec témérité, je souhaite relire avec vous un passage fort utilisé pour parler des vocations, celui qui contient cette phrase : « Priez le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. » Je voudrais partager mon étonnement devant deux contradictions du texte. Elles ouvrent à des nouvelles perspectives plus surprenantes que les habituelles lectures de ce passage. Manifestement, Matthieu a construit ces lignes avec beaucoup de soin.
 

Deux surprises

Matthieu rédige un résumé du ministère de Jésus. Il passe partout, dans les villes et les bourgs, il proclame « l’Évangile du Royaume dans leurs synagogues ». Il s’agit du Royaume de Dieu dont la proximité est affirmée dès la première phrase publique de Jésus (4, 17) aux frontières des païens, dans un territoire aux populations mélangées (4, 13). Il le fait dans « leurs synagogues », indice fréquent chez Matthieu d’une distance prise avec le milieu traditionnel. Et c’est un « Évangile », une bonne nouvelle ; le mot apparaît ici pour la première fois. De l’enseignement donné, rien n’est retranscrit. Mais le texte insiste sur les signes annonciateurs du Royaume : Jésus « guérit toute maladie et toute débilité ». Jésus arrive, le mal s’en va, l’homme est libéré. Puis Jésus contemple les foules. Il est touché de pitié car il les trouve « épuisées et prostrées » (9, 36), brebis sans berger, et errant dispersées, sans manger, au péril des ravisseurs. Or lui qui guérit tout, ne les guérit pas. Pourquoi ? Telle est la première surprise. Arrive la seconde. Jésus recrute aisément : il appelle et des pêcheurs le suivent (4, 18-22), un publicain vient avec lui (9, 9). Il se permet de refuser des vocations spontanées (8, 19-22) et se montre prudent envers l’enthousiasme qu’il soulève (9, 30). Avant d’être fatiguées, les foules exultent (9, 8). Donc, apparemment, le nombre n’est pas un problème. Alors pourquoi affirmer que « les ouvriers sont peu nombreux » ? Si un problème d’organisation se pose, l’exemple de Moïse structurant son peuple sur les conseils de Jéthro (un païen !) suggérait des solutions (Ex 18, 17). Pourquoi cette disproportion entre les foules et le petit nombre des ouvriers ?

Apparemment Jésus avait tout pour résoudre ces questions et ne le fait pas. Du moins, il ne le fait pas selon une rationalité immédiate et habituelle, car ces deux surprises débouchent sur des relations plus riches que celles qui veulent une solution à chaque problème.
 

Un tissage de relations

Donc, voici les foules, les disciples et, parmi eux, les « douze disciples » qui sont « les douze apôtres » (10, 1-2) dont les noms suivent. À la multiplication des pains, Jésus prendra ses disciples comme intermédiaires entre lui-même et la foule (14, 19). À la fi n, le Christ envoie ses « onze disciples » (28, 16) dans le monde. Auparavant, il les envoie strictement dans le seul Israël, en signe de ce qu’ils accompliront plus tard (10, 5-6). Le texte se situe en position limite : à la frontière de la Galilée et des nations, à l’articulation du service des disciples et des foules. Comme Jésus, les douze proclament le Royaume et reçoivent pouvoir de « guérir toute maladie et toute débilité » (10, 1). L’œuvre de leur maître passe en eux. Cette mission soulage les infirmes (10, 8) et ne revient pas vers les apôtres sous forme d’un quelconque avantage, elle reste gratuite (10, 8b). Très rapidement d’ailleurs, Matthieu passe de ce premier envoi à la destination finale vers les hommes, leurs sanhédrins (au pluriel !), leurs gouverneurs et leurs rois (10, 17). Autrement dit, le texte de Matthieu se situe dans le registre symbolique : le premier envoi s’articule avec le dernier ; le parcours galiléen représente la terre entière. C’est pourquoi il importe tant que la scène se passe à la frontière, au point de rencontre d’Israël et des nations, en lisière, à l’orée des plus vastes terres. Les relations de Jésus avec les siens se situent également à une autre articulation. D’abord les disciples, qui n’avaient pas même commencé à semer (le thème arrive avec la parabole, en 13, 3), entendent parler de moisson et de « moisson abondante » (9, 37). Le sujet sera développé par saint Jean (4, 35-38) qui souligne : « Je vous ai envoyés moissonner ce pour quoi vous n’avez pas peiné », une moisson que les disciples peinent à voir dans la Samarie qu’ils traversent. Chez Matthieu, qui vient vers le Christ ? Qui reçoit-t-il ? En remontant dans le texte : un muet, deux aveugles, une femme malade et impure, un notable éploré, des publicains et des pécheurs, et, pour commencer, Matthieu lui-même… (9, 9-32). Celui-ci s’en expliquera plus tard : « les publicains et les prostituées l’ont cru » (21, 32). Autrement dit, une moisson de pauvres, une récolte de pêcheurs, ceux dont les pharisiens refusent que Jésus s’occupe et mange avec eux (9-10). Non pas des pauvres apparents, fiers de leur pauvreté ostensible, mais « les pauvres de cœur » (5, 3). Y a-t-il beaucoup d’ouvriers pour de telles moissons ? Jésus va plus loin encore et s’efface : il renvoie au « Maître de la moisson ». Il est le propriétaire que ses serviteurs nomment « Seigneur » dans la parabole de la moisson du blé et de l’ivraie (13, 27), avec cette différence qu’ici il n’y a pas d’ivraie. Dieu est le protecteur des pauvres, de la veuve et l’orphelin : « Un pauvre crie, Dieu écoute, de toutes ses angoisses il le sauve » (Ps 34, 7). Dans ce psaume, on trouve la prière, la mansuétude de Dieu, les angoisses des pauvres, celles des foules prostrées. D’où l’attention que porte le premier Évangile aux petits :
« Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car je vous le dis, leurs anges dans les cieux voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux » (18, 10). Ainsi les brebis prostrées deviennent l’attention privilégiée des disciples parce que Dieu leur accorde sa préférence.
 

Une communauté de pauvres

Du fait que les petits constituent la moisson, cela signifie aussi qu’ils représentent le grain de la nourriture et de la semence. Ils ne sont pas seulement l’objet de soins, ils deviennent eux-mêmes acteurs de l’Évangile : des « ouvriers » au-delà d’être de simples bénéficiaires.
Pour saisir la portée de cette transformation, élargissons la perspective de Matthieu. Voici Corinthe : dans cette ville aux deux ports dont l’un était un marché aux esclaves, tout le monde « appartenait » à quelqu’un, à un plus riche, à un plus puissant. L’organisation de la cité était celle de clans parallèles. Dans les communautés chrétiennes « il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de haute extraction » (1 Co 1, 26). Les nouveaux convertis, enthousiastes, transcrivaient dans la vie ecclésiale leurs appartenances claniques : pour Paul, pour Apollon, pour Céphas, pour le Christ (1 Co 1, 12). Ces divisions se manifestaient dans le repas eucharistique : « l’un a faim, l’autre est ivre » (1 Co 11, 21). Ils étaient devenus adeptes du message, mais non convertis à la communauté. Les pauvres y étaient négligés, voire méprisés. Même critique envers la communauté de Jacques où les riches font peser leur joug (Jc 5, 6) et refoulent les pauvres : « Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde pour en faire des riches par la foi et des héritiers du Royaume qu’Il a promis à ceux qui l’aiment ? » (2, 5). Dans une formule saisissante, Paul écrit aux Corinthiens à propos du Christ : « Comment de riche, il s’est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Deux conclusions découlent de ces réflexions sur la communauté. Premièrement, la communauté chrétienne se place en frontière, à la jonction du Royaume et des hommes, principalement des petits, des enfants, des pauvres, parce que Dieu a voulu confier ses trésors à ce « petit troupeau » (Lc 12, 32). La grâce du don s’y manifeste en tout son éclat. Ensuite, donc, la communauté se distingue des autres groupes humains par la place qu’elle accorde aux plus humbles. Son fonctionnement manifeste la générosité d’un Dieu au cœur du pauvre. Elle est le sacrement de la pauvreté de Dieu, qui révèle combien il s’abandonne et fait confiance. C’est pourquoi Matthieu parle ici des apôtres et non des soixante-douze disciples (Lc 10, 1).
 

Apprendre la confiance

Comment se fait-il que les disciples soient partis ? Marc seul note leur retour admiratif (6, 30). On peut certes s’appuyer, pour le comprendre, sur leur espérance messianique et sur les signes dont ils avaient déjà été les témoins. Cependant, les oppositions commencent à se manifester (9, 11) et Jésus refuse toute publicité (9, 30). Lui-même continue à prêcher (11, 1), pas très loin d’eux, étant donné l’exiguïté du territoire. Luc note même que Jésus les suivait (10, 16). Les caractéristiques concrètes les rattachent aux missionnaires itinérants de l’époque, ce qui constitue quand même un rude changement par rapport à leur mode de vie, même si ces populations rustiques savaient se contenter de peu ! Les prescriptions insistent sur la pauvreté des moyens. Au début se produit un dénuement. Celui-ci correspondait à la vie des adeptes de Jean le Baptiste, mais contrariait les rêves messianiques habituels de succès et de pouvoir (Mt 20, 21). Il faut ici revenir au message fondateur des Béatitudes. Elles inaugurent la prédication du Christ et s’adressent aux disciples, placés entre Jésus et les foules (5, 1). Elles présentent les axes du Royaume. La nouveauté de cette attitude révèle ce que le Christ a vécu et comment il parle de Dieu : seuls les petits, les êtres de confiance, en connaissent le prix et y adhèrent, au-delà d’une théorie, comme à la vie la plus authentique (Mt 11, 25). Déjà Jérémie avait opéré le même retournement. Assailli de critiques, assommé de déboires, le prophète s’interroge sur son propre sort quand il constate le succès des méchants. Il en vient à se demander si Dieu n’est pas comparable à un oued vite tari (Jr 15, 18). La réponse de Dieu l’éclaire : « Si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est méprisable, tu seras comme ma propre bouche » (Jr 15, 19). Le prophète est conduit à trier, à séparer les grains de l’ivraie et à garder sa fidélité à Dieu. Les communautés de l’Évangile sont invitées au même discernement, donc à se convertir.
 

Conversion et vocations

Si le Christ ne guérit pas les foules, c’est pour laisser à ses disciples l’espace de leurs responsabilités. Il les appelle donc à Lui (Mt 10, 1) comme, à la fin, le Roi appelle à venir vers lui ceux qui auront secouru les pauvres à qui le Christ s’identifie (25, 34-40). En se mettant à la suite du Christ, les chrétiens sont invités à se convertir aux attitudes du Christ. Cette tension pour vivre dans le Christ constitue leur appel « appelés à la sainteté » (1 Th 4, 7). Tel est l’appel fondateur de l’existence croyante (2 Tm 1, 9). Par conséquent, la vocation d’une communauté coïncide avec sa conversion. Elle appelle au sein de cet effort à « aller de progrès en progrès » (1 Th 4, 1). Là se trouve la source de l’appel. De même que le Christ façonne ses disciples en leur montrant les foules accablées et la moisson qui mûrit, les conduisant ainsi à se former à son propre envoi et à sa mission, ainsi une communauté devient appelante par l’effort consenti pour répondre à son propre appel. L’appel aux vocations n’est pas extérieur à la vie de la communauté. Il appartient à sa dynamique. On ne saurait cependant oublier les deux caractéristiques de la position de Jésus quand, en Galilée, il envoie ses disciples. Ces deux exigences marquent toute communauté. La première consiste à se mettre en position frontalière. Les progrès internes à la vie d’une communauté, loin de la replier sur ses propres préoccupations, la mettent également en contact avec les « nations », c’est-à-dire les autres hommes. Elle reçoit d’eux, elle communique avec eux. Loin de se vouloir isolée, son rôle est une mission de témoignage et d’échanges. En ce cas, toute vocation demande à être pensée à partir de cette position d’ouverture, ce qui suppose au moins que cette vocation prenne une orientation qui fasse signe en-dehors de la communauté à ceux qui l’entourent. Ainsi les Actes des Apôtres insistent sur la bienveillance dont bénéficient les chrétiens. Avec cette ouverture, l’autre exigence concerne évidemment les pauvres. Pourquoi des vocations spécifiques pour ces deux positionnements ? Parce qu’il y va de la fidélité au Christ. En effet, et l’histoire le montre, l’esprit d’ouverture et le souci d’identité peuvent entrer en concurrence. L’attention aux pauvres risque de perturber le fonctionnement habituel. Un groupe humain incline à trouver la position la plus simple et à le justifier par les arguments qui lui plaisent. Il est donc indispensable de signifier à la communauté qu’elle ne trouve la raison de son rassemblement que dans le nom du Christ (Mt 18, 20), et de lui rappeler que le souci des pauvres relève de sa mission (Ga 2, 10). Ces rappels supposent donc un appel premier, donc quelqu’un qui, en altérité à la communauté, lui dise, au nom du Christ, ce qu’elle ne peut pas se donner à elle-même, c’est-à-dire son origine. Il y a un don premier que l’Esprit rend contemporain de chaque communauté ; un service existentiel. Autrement dit, ces ministères qui naissent dans la communauté ne relèvent pas d’elle. Ils lui sont donnés. En cela, ils sont en position nuptiale, comme le Christ uni à ses disciples et qui les envoie. Ainsi l’Église vit-elle en fidélité à l’incarnation.
 

Ministères du seuil

Les surprises du point de départ – ne pas tout guérir et rester un petit nombre – se retrouvent en finale. Même s’il entend laisser à ses disciples l’espace de leur responsabilité, le Christ occupe la place de l’initiateur. Ainsi, aucun ministère ne remplit toutes les fonctions (1 Co 12, 29), mais il en faut pour signifier qu’aujourd’hui encore le Christ appelle et envoie. Le ministère est ainsi dans la communauté et en altérité avec elle, présent et distinct. C’est pourquoi il incite la communauté à accueillir l’étranger et il lui rappelle son identité christique. Tout ministère, et partant, toute vocation se place au seuil, en cette place qu’occupe le Christ lui-même : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un écoute ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui ; je dînerai avec lui et Lui avec moi » (Ap 3, 20).
 
Extrait du dossier d’animation de la Journée mondiale de prière pour les vocations 2011

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