Un chemin vers l’essentiel, par Mgr Alain castet

En cette année 2009, chacun est préoccupé par la crise financière et économique, qui touche le monde entier et particulièrement les plus fragiles. Bien sûr, l’Eglise, en tant que telle, « n’a pas de solutions techniques à offrir » [1], elle propose cependant des pistes de réflexion solides et réalistes par sa Doctrine sociale, développée et approfondie de Léon XIII à Benoît XVI.

Cette période du Carême est l’occasion pour l’Eglise d’offrir à ses fidèles une réponse spécifique et originale. Cette réponse consiste en une triple conversion : « La pénitence intérieure du chrétien peut avoir des expressions très variées. L’Ecriture et les Pères insistent surtout sur trois formes : le jeûne, la prière, l’aumône, qui expriment la conversion par rapport à soi-même, par rapport à Dieu et par rapport aux autres » [2]. Les trois éléments qui sont étroitement liés nous sont proposés par le Saint Père pour ce carême 2009.

Le jeûne est souvent perçu par notre société comme étant une forme désuète ou étrange de comportement. Il est caricaturé comme étant seulement une privation formelle et ponctuelle de certains produits alimentaires. Mais le jeûne est d’abord en lui-même un chemin de « conversion par rapport à soi, à Dieu et aux autres ». Le Pape insiste dans la lettre de cette année sur « la valeur et le sens du jeûne » : Jeûner, c’est entrer à la suite du Christ au désert.

« On peut se demander quelle valeur et quel sens peuvent avoir pour nous, le fait de se priver de quelque chose qui serait bon en soi et utile pour notre subsistance » [3]. Le jeûne ne consiste pas à « bricoler » en se privant de choses superflues, il s’agit bien de sacrifices offerts à Dieu qui, lui, a sacrifié son fils pour notre salut. La privation est aussi un moyen privilégié pour lutter contre le péché en parvenant à une meilleure maîtrise de nous-mêmes. L’Histoire de l’Eglise montre combien la sainteté a souvent trouvé à s’épanouir chez des hommes et des femmes qui vivaient le jeûne comme un mode de vie permanent. Pourtant, comme l’avait rappelé Jean-Paul II, « il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux (…) : la demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est, en soi, légitime ».

Mais Jean-Paul II ajoutait : « Ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus, mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin » [4]. C’est ici que le jeûne, en ce temps de carême, peut nous aider à comprendre le sens profond de notre vie matérielle et économique : les biens matériels sont essentiels, de la nourriture aux soins médicaux, en passant par le logement ou l’éducation. Parlant des « misères du sous-développement », Jean-Paul II avait souligné combien l’absence de ces biens nécessaires était une tyrannie. Mais il ajoutait aussitôt qu’il existait aussi une tyrannie du « sur-développement, qui consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société, (qui) rend facilement les hommes esclaves de la possession et de la jouissance matérielle, sans autre horizon que la multiplication des choses (…). C’est ce que l’on appelle la civilisation de consommation » [5], dont il avait rappelé aux jeunes lors de sa première visite en France qu’elle « ne rend pas l’homme heureux ». Benoît XVI ne dit pas autre chose quand il nous rappelle les paroles de Jésus « Ce n’est pas de pain seulement que vivra l’homme » [6].

Il ne s’agit pas d’un appel à renoncer à nos activités économiques légitimes. Chacun mesure mieux, avec la crise, l’importance d’un travail stable, d’un revenu régulier, pour produire ou pour se procurer les biens et services utiles à tous. Si Dieu a donné la terre et les biens de la terre aux hommes, c’est pour qu’ils la mettent en valeur avec sagesse, et que chacun puisse participer à la destination universelle des biens. Mais le jeûne rappelle que cette activité économique, si utile soit-elle, ne saurait masquer le reste et les autres dimensions humaines. C’est en cela que la crise actuelle est mauvaise, car elle risque d’occulter tout le reste. Il est bon que l’économie fonctionne bien, pour que l’esprit humain, plus libre vis-à-vis des soucis matériels, pense aux autres dimensions, de sa vie : la prière, la famille, les relations personnelles, la vie des communautés, les dimensions artistiques et culturelles.

Benoît XVI explique ainsi dans sa lettre que le jeûne n’est pas seulement « une pratique thérapeutique pour le soin du corps ». Il a d’abord une valeur spirituelle. Pour les croyants « il est en premier lieu « une thérapie » pour soigner tout ce qui les empêche de se conformer à la volonté de Dieu ». Il ramène l’homme vers l’essentiel. « Le jeûne nous est offert comme un moyen pour renouer notre amitié avec le Seigneur. » La pratique du jeûne était très présente dans les premières communautés chrétiennes comme chez tous les saints. Elle « contribue en outre à l’unification de la personne humaine, corps et âme, en l’aidant à éviter le péché et à croître dans l’intimité du Seigneur ». « Avec le jeûne et la prière nous permettons (au Christ) de venir rassasier une faim plus profonde que nous expérimentons au plus intime de nous : la faim et la soif de Dieu. »

Contrairement à une idée très répandue, le jeûne n’est donc pas une pratique périmée, mais il est particulièrement bien adapté, surtout dans nos pays actuellement en difficulté, pour nous recentrer sur l’essentiel. Bien entendu, le jeûne doit être pratiqué avec discernement, et sans excès imprudent.
Par ailleurs, le jeûne ravive en nous le goût de ce qui est sobre. Il nous rappelle l’importance de la vertu de tempérance que le Catéchisme de l’Eglise catholique défi nit ainsi (§1809) : « La tempérance est la vertu morale qui modère l’attrait des plaisirs et procure l’équilibre dans l’usage des biens créés. Elle assure la maîtrise de la volonté sur les instincts et maintient les désirs dans les limites de l’honnêteté. La personne tempérante oriente vers le bien ses appétits sensibles, garde une saine discrétion et « ne se laisse pas entraîner pour suivre les passions de son coeur » (Si 5,2). (…) Dans le Nouveau testament, elle est appelée « modération » ou « sobriété » ».

La sobriété, la tempérance que nous propose l’Eglise n’est-elle pas prophétique dans la situation actuelle, exactement comme l’Eglise a été prophétique en défendant la vie ou le caractère durable de l’amour ? Au-delà de toutes les considérations techniques, qui ne sont pas du ressort de l’Eglise, la crise que nous vivons en 2009 n’est-elle pas une crise de l’absence de tempérance, de la consommation à tout prix, du crédit et de l’argent facile, bon marché et artificiel, du refus de la rigueur dans les choix, du fait que l’on a poussé tout le monde à acheter en s’endettant. Elle vient nous rappeler que nous sommes soumis aux contraintes de la rareté (comme on le voit pour l’eau et les ressources énergétiques) et que là aussi le gaspillage est une forme d’égoïsme, tandis qu’une certaine tempérance, une sobriété dans l’usage des biens rares devraient s’imposer.

Il ne s’agit pas de refuser le progrès économique, si important pour mieux nourrir ou soigner les hommes, mais d’apprendre à mieux discerner ce qui est essentiel, à mieux choisir, en se souvenant, comme l’avait écrit Jean-Paul II, qu’il « est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon » [7]

Nous vivons dans une société de consommation dont beaucoup sont exclus. Il nous faut donc une morale de la consommation, car « si l’on se réfère directement à ses instincts et si l’on fait abstraction d’une façon ou de l’autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie objectivement illégitimes et souvent préjudiciables à sa santé physique et spirituelle ». Dans ces conditions « la nécessité et l’urgence apparaissent donc d’un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l’éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d’un sens aigu des responsabilités chez les producteurs et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, sans compter l’intervention nécessaire des pouvoirs publics » [8]. Dans ce travail éducatif et culturel, le jeûne et plus généralement la tempérance, la modération, la sobriété sont des chemins parmi les plus sûrs. Certes, il n’y a pas de recette toute faite et chacun pourra, avec sa liberté d’homme et de chrétien, adapter cette route à son propre cas, et saura en conscience quels sont les points sensibles et à quoi appliquer ces vertus.

Mais si le Pape Benoît XVI vient nous rappeler dans sa lettre de carême l’importance du jeûne, c’est aussi parce que « le jeûne nous aide à prendre conscience de la situation dans laquelle vivent tant de nos frères ». (…) « Jeûner volontairement nous aide à suivre l’exemple du bon Samaritain, qui se penche et va au secours du frère qui souffre. (…) En choisissant librement de se priver de quelque chose pour aider les autres, nous montrons de manière concrète que le prochain en difficulté ne nous est pas étranger. C’est précisément pour maintenir vivante cette attitude d’accueil et d’attention à l’égard de nos frères que j’encourage les paroisses et toutes les communautés à intensifier pendant le Carême la pratique du jeûne personnel et communautaire, en cultivant aussi l’écoute de la Parole de Dieu, la prière et l’aumône ». Le carême est un temps privilégié pour rappeler ce lien entre prière, jeûne et charité.

Déjà, dans sa lettre de carême 2008, le Pape nous avait rappelé ce lien, ajoutant que « nous ne sommes pas propriétaires, mais administrateurs des biens que nous possédons ». Grâce à ces biens, nous pouvons « devenir un instrument de la Providence envers le prochain ». Un bon intendant est celui qui fait fructifier les biens qu’on lui a confiés, et notamment ses talents ; mais il le fait pour le service des autres. Toute la vie économique et sociale doit être orientée, à commencer par notre travail, vers ce service des autres, en produisant des biens utiles à tous ; la charité est un des éléments de ce service, tourné spécifiquement dans ce cas vers les plus démunis.

En effet, Benoît XVI l’a rappelé, au-delà de la nécessaire justice, « l’amour -caritas- sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’Etat qui puisse rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura toujours de la souffrance qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain. L’Etat qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l’essentiel dont l’homme souffrant a besoin. Nous n’avons pas besoin d’un Etat qui régente et domine tout, mais au contraire d’un Etat qui reconnaisse généreusement et qui soutienne, dans la ligne du principe de subsidiarité, les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité avec les hommes ayant besoin d’aide » [9].

Le jeûne est un des chemins nous permettant de prendre conscience des besoins considérables de nos frères, près de nous comme dans les pays les plus démunis. Il nous faut y répondre en créant par notre travail des biens et services utiles au plus grand nombre, mais aussi par le partage et la charité. Partage des richesses, des revenus, des biens matériels, partage de notre temps, partage de nos connaissances, partage de notre foi, puisque, comme le disait Mère Teresa, « la première pauvreté des peuples est de ne pas connaître le Christ ».

Chers frères et chères soeurs, le jeûne, la prière et le partage sont des moyens donnés par le Christ, toujours actuels. Ils nous forment à la vie avec Lui et nous permettent de mieux aimer ceux que la Providence nous donne comme frères. Entrons résolument dans le temps du carême.

A Luçon, le 15 février 2009

Mgr Alain Castet, évêque de Luçon.

[1] (Jean-Paul II, Sollicitudo Rei Socialis §41)
[2] (Catéchisme de l’Eglise Catholique, §1434)
[3] (Benoît XVI – Lettre pour le carême 2009)
[4] (Centesimus annus § 36)
[5] (SRS §28)
[6] (Mt 4,4)
[7] (Centesimus annus, §36 )
[8] (Centesimus annus § 36)
[9] (Deus Caritas est ; § 28b)