Conférence : « Croire à la paix » du Cardinal Marc Ouellet

A l’occasion du 75e anniversaire du Débarquement en Normandie, le Cardinal Marc Ouellet, préfet de la congrégation pour les évêques a tenu un discours sur la paix : « Croire à la paix » à l’abbatiale Saint-Etienne de Caen.

5 juillet 2013 : Le card. Marc OUELLET (Canada), préfet de la Congrégation pour les évêques, lors de la conférence de presse présentant "Lumen fidei" publiée ce jour, première encyclique écrite par deux papes (écrite essentiellement par Benoît XVI et complétée par François), au Vatican. Rome, Italie. July 5, 2013: Cardinal Marc OUELLET, prefect of the Congregation of Bishops during the press conference to present the Encyclical written by Pope Benedict XVI and Pope Francis, "Lumen fidei." Vatican, Rome, Italy.

Je suis né deux jours après le débarquement des alliés en Normandie le 6 juin 1944. À seulement y penser à 75 ans de distance, le souvenir du tribut de jeunes vies humaines laissé par mon pays,le Canada, sur les côtes de cette mer, me bouleverse toujours. Mais je sais que ce n’est rien en comparaison des pertes incalculables souffertes en Europe à cause des deux grandes guerres du siècle dernier qui ont ensanglanté son territoire.« Massacre inutile » dénonçait déjà Benoît XV, dès 1915, aux sourdes oreilles des autorités civiles et militaires de l’époque. Ces guerres ont appauvri l’Europe et redéfini à la baisse son influence sur la carte du monde, car le sentiment amer du coût monstrueux de ces conflits reste un lourd héritage que n’efface pas ce qu’il y a eu de réalisations positives et généreuses dans la reconstruction européenne. C’est pourquoi faire mémoire de la fin du dernier grand conflit est un devoir de respect à l’égard des trop nombreuses victimes de ces tragédies et une exigence permanente de réflexion et d’engagement pour éviter que de telles catastrophes se reproduisent dans l’avenir.

D’abord un devoir de respect à l’égard des victimes. Le Cardinal Joseph Ratzinger a déclaré ici même il y a quinze ans, avec grande hauteur de vues, que la dernière guerre était tout à fait juste du point de vue de l’engagement des alliés contre la folie hitlérienne, car il fallait rétablir le droit des peuples européens, y compris de l’Allemagne, contre la barbarie nazie (1). Cependant,quelle que soit la justesse de cette guerre, quels que soient les intérêts en cause et les circonstances qui ont déterminé l’éclatement de ces conflits, quelles que soient les nobles motivations des combattants et les justifications objectives des combats, la seconde guerre mondiale a signifié pour l’humanité l’expérience d’une démesure,tant au plan des moyens employés qu’à celui des conséquences subies par les populations. Qu’il suffise d’évoquer les bombes atomiques qui ont anéanti Hiroshima et Nagasaki pour constater que l’histoire humaine est entrée au 20ème siècle dans une phase de guerre totale et sans limite où ce ne sont plus des armées qui s’affrontent mais des populations entières qui subissent destructions incalculables et escalades incontrôlables de violence. Escalade des luttes de tranchées aux bombardements des villes, escalade des génocides arménien et ukrainien aux goulags soviétiques et aux camps d’extermination de la Shoah, folie meurtrière saturée d’innombrables victimes innocentes et de blessés inguérissables du corps et de l’âme. Un tel lot d’horreurs accumulées a laissé une marque indélébile en l’homme, l’homme européen d’abord mais aussi l’homme tout court, en son âme et conscience, au point que d’aucuns ont déclaré ne plus pouvoir croire en Dieu après Auschwitz (2). Désespérance douloureuse et triste, mais digne de silence et de repentance, comme un épilogue des guerres de religion qui ont érodé la foi chrétienne au 18èmesiècle et préparé la voie à l’athéisme positiviste et à l’essor des idéologies totalitaires.

Exigence permanente de réflexion et d’engagement pour prévenir de telles tragédies, ensuite. La géographie politique du monde a beaucoup changé depuis 75 ans, mais l’homme ne semble pas avoir beaucoup appris de ses souffrances passées: on vit une mondialisation de l’oubli et de l’indifférence aux victimes actuelles, et les conflits n’ont pas cessé d’augmenter et de se fragmenter sur tous les continents, au point que le Pape François a osé parler de troisième guerre mondiale «en pièces détachées». À la nouvelle donne résultant de la chute du bloc communiste et de l’affirmation de l’hégémonie américaine,s’est ajoutée une montée spectaculaire de l’islamisme et de ses guerres intestines qui multiplient les foyers de tensions et le terrorisme sur toute la planète. N’oublions pas non plus l’émergence de la Chine et son influence croissante dans le tiers-monde, à la recherche de matières premières et de positions stratégiques. Au total,on assiste impuissants à une nouvelle course aux armements de tous ordres,et à une guerre commerciale sur front européen et asiatique. Pour comble, la disponibilité de l’arme atomique s’étend, même s’il ne reste aucun doute sur l’immoralité de son usage, mais rien ne garantit que des mains criminelles à la solde du terrorisme international ne déclenchent un jour des déflagrations innommables. La menace de telles armes ne représente plus un facteur de prévention des guerres,et donc ne justifie plus que son élimination totale, mais comment y parvenir, en culture démocratique, quand quelques nations plus fortes tiennent à s’en prévaloir comme arsenal pour assurer leur sécurité ou leur prédominance face au reste de la planète? Ne voit-on pas plus clairement que jamais le besoin d’une autorité internationale effective super partes souhaitée déjà dès 1963 dans Pacem in Terris (3) mais encore trop impuissante dans les faits pour garantir une paix fondée sur la justice et non sur le droit du plus fort ? Sur un tel horizon de conflits en cours et de possibilités inouïes d’anéantissement de populations, la cause de la paix apparaît plus que jamais comme un idéal aussi nécessaire qu’impossible, une entreprise vouée à l’échec que seuls des rêveurs idéalistes peuvent continuer à pérorer devant des auditoires sceptiques et désabusés. Car, reconnaissons-le, s’il y eut dans le passé une vague optimiste de croyance au progrès et de confiance naïve dans les promesses de la science, l’humanité a fait maintenant l’expérience du désenchantement du monde occasionné par les guerres, dont la mémoire accompagne désormais non seulement historiens et philosophes, mais aussi la culture populaire (4). La chute des idéologies totalitaires,construites sur un sens présumé de l’histoire,a laissé place à une longue et lourde vague de scepticisme et de relativisme. Certains en viennent à soutenir que l’histoire comme telle n’a pas de sens, qu’il faut se contenter d’en dégager des significations partielles pour les besoins humains de sens,sans prétendre à une vision de la totalité. Ce pessimisme, fruit des désillusions totalitaires, est en manque et en attente d’une pensée religieuse qui puisse secourir la raison humaine,et réveiller son aspiration à la paix dans les conditions actuelles de l’histoire du monde. C’est pourquoi nous entrons dans une ère de dialogue interreligieux qui est un signe des temps et une exigence de la paix mondiale,car il ne peut y avoir de paix universelle sans la paix entre les religions,ou mieux sans que les hommes religieux se rencontrent et s’unissent en ce qu’ils ont en commun.

Lire l’intégralité du discours sur le site du diocèse de Bayeux-Lisieux

  1. Cardinal Joseph Ratzinger, À la recherche de la paix, Communio, n°XXIX, 4—juillet-août 2004, p. 107-118.

2. Cf. Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz–Une voix juive, traduit de l’allemand par Ph. Ivernel, Paris, Payot-Rivages, 2006: «Mais pour le juif, qui voit dans l’immanence le lieu de la création, de la justice et de la rédemption divines, Dieu est éminemment le Seigneur de l’Histoire, et c’est là qu’“Auschwitz” met en question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet (…), un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories théologiques. Et quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu –comme le philosophe lui-même en a le droit –, on est obligé, pour ne pas l’abandonner, de le repenser à neuf et de chercher un réponse, neuve elle aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner congé au “seigneur de l’Histoire”. Donc: quel Dieu a pu laisser faire cela?» (p.13).

3. Cf. Saint Jean XXIII, Lettre Encyclique Pacem in terris,11 avril 1963, n°80-84: «80-Les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques : elles doivent donc harmoniser leurs relations selon la vérité et la justice, en esprit d’active solidarité et dans la liberté. La même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler aussi les rapports entre les États. 81-Ce principe s’impose clairement quand on considère que les gouvernants, lorsqu’ils agissent au nom et pour l’intérêt de leur communauté, ne peuvent en aucune façon renoncer à leur dignité d’homme; dès lors, il ne leur est absolument pas permis de trahir la loi de leur nature, qui est la loi morale. 82-Ce serait d’ailleurs un non-sens que le fait d’être promus à la conduite de la chose publique contraigne des hommes à abdiquer leur dignité humaine. N’occupent-ils pas précisément ces postes éminents parce que, en raison de qualités singulières, on a vu en eux les membres les meilleurs ducorps social? 83-En outre, c’est l’ordre moral qui postule dans toute société la présence d’une autorité; fondée sur cet ordre, l’autorité ne peut être utilisée contre lui sans se ruiner elle-même. L’Esprit-Saint nous en avertit: “Ecoutez donc, rois, et comprenez! Instruisez-vous, souverains des terres lointaines! Prêtez l’oreille, vous qui commandez aux peuples! Car c’est le Seigneur qui Vous a donné le pouvoir et le Très-Haut la souverainetéc’est lui qui examinera votre conduite et scrutera vos desseins”. 84-Faut-il enfin rappeler, en ce qui concerne les rapports internationaux, que l’autorité doit s’exercer en vue du bien commun? Telle est sa première raison d’être.»

4. Cf. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde – Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.

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