Le Cardinal Panafieu commandeur de la Légion d’honneur

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Le Cardinal Panafieu, archevêque émérite de Marseille, connu et apprécié pour sa charité pastorale et sa grande écoute des hommes d’aujourd’hui, a reçu le titre de Commandeur de la Légion d’Honneur des mains de monsieur le Ministre de l’Intérieur en la préfecture d’Avignon. Nous publions ici volontiers le discours du Cardinal, à cette occasion, et nous lui adressons nos respectueuses félicitations et notre reconnaissance.
Monsieur le Ministre,

Je suis particulièrement sensible à votre présence et à la délicatesse des propos que vous avez bien voulu m’adresser au nom du Président de la République auquel je vous serais reconnaissant de bien vouloir transmettre ma gratitude pour ce geste inattendu, et mes vœux pour la lourde charge qu’il assume au service de la nation.

Chers amis qui me faites l’honneur de répondre à mon invitation.
Dois-je vous en faire l’aveu ? L’attention de la République à mon égard si elle me touche, me surprend cependant, ayant toujours souhaité être le serviteur discret d’une Eglise qui respecte les opinions de chacun et participe avec d’autres à l’édification d’une cité heureuse. C’est dire que j’ai le sentiment que cette promotion de Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur ne reconnaît pas mes mérites personnels ou ma compétence, et s’il en était ainsi, je ne pourrais pas ne pas penser à un philosophe grec qui, à un inconnu lui disant « beaucoup de gens font ton éloge », répondait : « qu’ai-je donc fait de mal ? ». Je veux croire plutôt qu’il s’agit de la reconnaissance par les autorités de ce pays du rôle essentiel de l’Eglise catholique dans un monde qui risque à tout instant de perdre cœur et qui a tellement besoin d’un « supplément d’âme ».

C’est la raison qui justifie la présence fraternelle à mes côtés de l’archevêque métropolitain de Marseille et des évêques de cette Province auxquels m’attachent des liens de longue et profonde amitié : l’archevêque d’Aix-en-Provence et son coadjuteur, l’archevêque d’Avignon, l’évêque de Gap, l’évêque de Fréjus-Toulon, l’évêque de Corse, l’évêque de Nice, l’évêque de Digne, l’évêque d’Autun. J’ai également reçu des témoignages d’amitié de plusieurs évêques, et notamment du Cardinal Vingt-Trois, du Cardinal Barbarin et du Cardinal Ricard.

Je salue avec respect Mesdames et Messieurs les Elus, les représentants de l’Etat, et singulièrement Monsieur le Préfet du Vaucluse qui nous a ouvert le salon de cette Préfecture. Et vous ne serez pas surpris si je cite plus particulièrement le Maire de la commune de Venasque qui accueille les dernières années de ma vie dans un site enchanteur.

Monsieur le Maire de Marseille, Vice-président du Sénat, ancien Ministre, comment oublier à travers les moments de fête comme dans les heures d’épreuve -les uns et les autres n’ont pas manqué- les liens étroits qui se sont tissés entre nous, et maintenant avec mon successeur, pour répondre à l’attente d’une population marseillaise frémissante et passionnée, notamment dans le cadre de « Marseille-Espérance » signifiant la volonté des grandes religions de travailler dans le respect mutuel, à la paix sociale et la convivialité dans cette mégapole dont les citoyens apprennent au jour le jour que l’appartenance à une nation n’entraîne pas pour autant l’exclusion dès lors que se reconnaître dans sa généalogie ethnique et culturelle est une invitation à accueillir l’autre dans sa différence. Dans notre cœur, Marseille rime avec passion.

Monsieur le Président du Conseil Général des Bouches-du-Rhône, qui avez toujours fait preuve d’attention et de soutien à l’égard de l’action sociale et caritative de l’Eglise, dans une ville où se révèlent tant de pauvretés matérielles et affectives, ce qui nous valait de nous retrouver vous, M. le Président, Monsieur le Maire de Marseille et moi-même, au Centre d’accueil des Frères de St Jean de Dieu, pour symboliser l’engagement qui nous est commun aux uns et aux autres, de servir ceux que la vie a blessés ou que la société a laissé sur le bord du chemin. Se renouvelait chaque année le miracle de Noël qui nous faisait nous retrouver dans ce commun service des pauvres.

La rencontre de ce soir est aussi une parabole. Elle témoigne plus encore que les discours échangés, de ce que peut être une société pacifiée et pacifiante où, dans le respect des diversités d’opinions philosophiques, ou de traditions spirituelles, chacun se sent respecté et reconnu. N’est-ce pas ce qui fait la qualité de ce que nous aimons appeler « la laïcité à la française », et dont il nous semble qu’elle répond bien aux valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité qui sont devenues aujourd’hui le patrimoine commun de la nation en même temps qu’elles portent en elles de fortes résonances évangéliques.

Vous le disiez vous-même, Monsieur le Ministre, dans une lettre que vous nous adressiez il y a quelques mois : « l’identité d’une nation est l’héritage d’une histoire ».

Or, comme le rapporte Fernand Braudel d’un vieux gentilhomme qui, voyant venir la Révolution de 1789, en prédisait les drames à un confident de Marie-Antoinette. Comme celui-ci l’écoutait incrédule : « Monsieur, lui dit-il, nous sommes une nation à tragédies… »

Les tragédies aujourd’hui ne manquent pas : crise de l’emploi qui secrète de nouvelles pauvretés, crise économique et financière qui dévoile de terribles disparités salariales, déstabilisation de l’institution familiale, exode de populations touchées par la famine, le chômage, le terrorisme, la guerre civile, qui se déversent dans nos pays industrialisés pour y trouver de quoi vivre et faire vivre leurs familles, désarroi devant les questions nouvelles posées par les techniques génétiques, expérience douloureuse de la solitude des personnes âgées, fragilité de la jeunesse, fut-elle diplômée, à qui on a donné les moyens de vivre sans lui proposer toujours des raisons de vivre, terrorisme et violences de toutes couleurs, libertés fondamentales bafouées dans certains pays totalitaires, plaie tragique du sous-développement de continents entiers.

La loi de Séparation des Églises et de l’État n’a pas échappé à cette dramaturgie. Elle est née dans un contexte polémique. Il a fallu du temps pour que s’apprivoisent mutuellement les Églises et la République. Aujourd’hui, il nous semble que la « maison commune » s’est peu à peu cimentée et que, les guerres idéologiques apaisées, nous avons trouvé dans l’acceptation des diversités, les voies de la réconciliation.

En effet, nous avons compris que si l’État est laïque, la société, elle, est pluraliste et appelle la liberté de croire, de penser, et d’agir des religions dans l’espace public.

Il ne faut pas pour autant céder au communautarisme qui n’est d’ailleurs pas dans notre mentalité jacobine, de manière à ne pas susciter les replis identitaires et à entretenir tous les intégrismes.

De même il n’est pas acceptable que les religions soient instrumentalisées par le pouvoir politique, pas plus que le pouvoir politique ne doit être annexé par des lobbies sectaires. Dans la mesure où elles sont fidèles à leurs sources, et singulièrement la religion chrétienne à l’Évangile qu’elle annonce, les citoyens, à quelque philosophie qu’ils se réfèrent, ne doivent pas craindre la présence et l’action des courants spirituels qui, par leur caractère pacifiant, peuvent au contraire aider à la cohésion sociale. Voilà pourquoi l’Église catholique a accepté les lois de séparation des Églises et de l’État et considère aujourd’hui qu’il n’y a pas lieu de mes remettre en question. Elle ne veut pas en effet réveiller de vieux démons qui, de part et d’autre, pourraient créer des antagonismes et des agressivités dont notre pays n’a sûrement pas besoin. Elle considère d’ailleurs que si la laïcité a un fondement juridique, elle ne se réduit pas à une législation si peaufinée soit-elle. Elle est aussi, et peut-être d’abord, un climat, une manière de vivre ensemble dans le respect d’une histoire marquée à la fois par la tradition judéo-chrétienne et la philosophie des Lumières.

Mesdames, Messieurs, l’Église qui tient en grande considération la charge que vous assumez avec compétence et sens de l’Etat, n’a pas d’autre ambition que de servir à sa place la communauté nationale. Dans ce pays dont elle fait corps avec la lente germination, elle se présente non comme un groupe de pression ou un pouvoir occulte, mais comme un ferment qui fait germer sur le terreau de son histoire, son sens de l’humain, sa passion de l’unité, son souci de l’échange, son respect de la vie et de la famille, son attention aux plus démunis. Il se peut alors qu’elle aille à contre-courant des idées reçues, des politiques suivies, et des sondages d’opinion. Mais croyez bien qu’elle le fait dans le seul souci de défendre la dignité d’e l’homme, se souvenant de ce que le Pape Benoît XVI disait récemment : « l’homme dans son intégrité est le premier capital à sauvegarder et à valoriser ». C’est dire que vous nous trouvez toujours à vos côtés lorsqu’il faut apprendre à ne pas céder au fatalisme, à l’individualisme forcené, au racisme, ou à l’antisémitisme, à ne pas se replier sur des sécurités à court terme, mais au contraire à chercher à ouvrir les chemins de la solidarité, à croire en notre capacité à construire l’histoire, à soutenir tous les combats pour la vie, à promouvoir la dimension transcendante de notre identité, bref, à œuvrer pour une société où l’homme, quelle que soit sa condition sociale, sa culture ou sa race, apprenne à devenir toujours plus responsable de lui-même et des autres. Si l’Église restait étrangère à ce projet sur l’homme, elle serait infidèle à sa mission car pour elle la terre des hommes est le lieu de la présence de Dieu et le visage de Dieu est à jamais indissociable du service de l’homme.

Marcel Pagnol et son vieil ami Norbert Calmels, abbé de Frigolet, arpentent un soir la colline de N.D. de la Garde. Soudain regardant la mer, Pagnol s’arrête et raconte : « Un jour Marius et Olive montèrent en pèlerinage à N.D. de la Garde et de l’endroit où nous sommes, Marius dit à Olive : « regarde! » Et Olive de s’écrier ! « Mon Dieu, que d’eau ! » « Et encore, répond Marius, tu ne vois que la surface ! » « Norbert, poursuivit Pagnol, la plupart des choses ne se voient pas et ne se disent pas. Elles sont cachées, sous-entendues. Ce qu’on voit, c’est la petite vague au-dessus. Les profondeurs, ça ne se voit pas ».

Cette anecdote illustre mon embarras de ce soir pour vous dire ce qui me tient à cœur. On n’exprime jamais que la surface des choses, les profondeurs, ça ne se voit pas… surtout lorsqu’on est en Provence dont Henri Brémond, provençal aixois disait : « qu’elle ne laisse voir d’elle-même que ce qu’elle veut. Il faut la guetter, il faut la surprendre pour entrevoir en une brève minute la flamme sombre de ses vraies passions ».

Ces quelques mots maladroits auraient voulu simplement dire à chacun et chacune d’entre-vous, mon profond respect pour vous-mêmes, mes vœux pour les tâches que vous accomplissez, et le souci de mon Église de soutenir toute action pour la paix et la justice. Ce rite Républicain n’est-il pas le signe de cette passion commune qui nous habite de servir la liberté et la dignité de l’homme ?
 

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