Haïti : « Le jour du séisme »

A quelques jours du deuxième anniversaire du séisme en Haïti, le 12 janvier 2012, nous publions un article écrit par Frère Manuel Rivero, o. p., pour la revue des Dominicains de Lyon « Lumière et Vie ». Première partie : « Le jour du séisme ».
 

« Vivre et croire en Haïti après le séisme du 12 janvier 2010 »

Le 12 janvier 2010, à 16h53 heure locale, un séisme de magnitude 7,3 a frappé brutalement Haïti et particulièrement sa capitale, Port-au-Prince. Le soleil brillait en cette fin d’après-midi quand tout à coup la terre remuée dans ses entrailles a renversé ce que l’homme avait construit avec tant d’efforts : maisons, cliniques, écoles, facultés, églises, banques, supermarchés… Le Palais national et la cathédrale, symboles de l’identité haïtienne, se sont effondrés. Au bout de trente secondes une nuée de poussière s’est élevée vers le ciel dans un grand silence. On aurait dit que la vie et le temps s’étaient arrêtés. Il y eut un long silence à donner la chair de poule. Silence terrifiant suivi de cris de détresse.
Ce mardi 12 janvier, je me trouvais sous la véranda de notre maison provinciale des Sœurs de saint Joseph de Cluny, située au centre-ville, à Lalue, rue qui serait ravagée en quelques instants. Le bruit du séisme m’a fait penser à l’explosion de l’usine AZF de Toulouse le 21 septembre 2001. Je me suis éloigné rapidement du bâtiment. Le mouvement de la terre a failli me faire tomber.
Des cadavres d’adultes et d’enfants gisaient par terre. Des blessés défigurés et ensanglantés demandaient de l’aide. Sous les décombres des milliers de personnes, surtout des jeunes, luttaient entre la vie et la mort. Petit à petit la lumière du jour tombait plongeant la capitale haïtienne dans les ténèbres et le chaos.
Dans les rues, des bouts de pieds et de bras jonchaient le chemin. Les survivants marchaient en tremblant, se demandant ce qu’ils allaient retrouver dans leurs maisons, des morts ou des vivants. Compte tenu de l’heure du séisme, ce sont les étudiants des facultés qui ont payé le plus lourd tribut. Ils remplissaient les salles de cours devenues des tombeaux en quelques secondes. Les blessés ont lutté contre la mort pendant des heures voire des journées, entourés de cadavres.
Les bâtiments avaient été conçus en béton armé pour faire face aux intempéries. C’est le béton qui a écrasé les habitants. Les maisons en bois et en tôle ont mieux résisté.
Riches et pauvres passèrent la nuit dehors, dans les rues ou dans les jardins.
En peu de temps la forte odeur de putréfaction rendait difficilement supportable la vie dans certaines rues. Les cadavres restaient sur les trottoirs sans que personne ne les reprenne.
Des chiffres de morts et de blessés étaient avancés par le gouvernement et par les médias. Il a été question de 300 000 morts. D’aucuns ont enterré leurs morts dans les jardins. D’autres ont été jetés dans des fosses communes sans trop compter leur nombre. Par ailleurs, des milliers de morts sont restés à jamais sous les décombres des maisons et des magasins sans qu’il soit possible d’en évaluer le nombre.
Une profonde souffrance morale et spirituelle venait s’ajouter à l’épreuve physique. Il n’y a presque pas eu de funérailles individuelles.
 

Les récits de vie
Des milliers de corps ont été blessés. D’innombrables psychologies sont sorties traumatisées. Des psychologues, venus souvent de l’étranger, ont favorisé les prises de parole en langue française et créole grâce à l’aide d’interprètes bénévoles. La parole libère et guérit.
Parmi les méthodes de communication proposées figure la rédaction des récits de vie avec sa relecture des événements. Cette démarche permet de s’approprier le vécu de manière libre et rationnelle. Grande est la tentation de refouler le souvenir des instants douloureux. Mais ce rejet finit par revenir au conscient. Mettre son expérience par écrit demande courage et lucidité. Loin de représenter un divertissement, le récit de vie constitue un véritable travail sur soi-même qui aboutit naturellement à la prise de décision. L’écriture devient alors une étape créatrice aux antipodes du narcissisme et du repli sur soi.
La méthode du récit de vie est utilisée en psychologie et en catéchèse autour de questions fondamentales : Quelles sont mes expériences marquantes ? Quelles influences ont marqué mon itinéraire ? Quelles continuités et ruptures ai-je opérées ? Qu’est-ce qui constitue la trame de mon histoire ? Où s’enracinent mes croyances ? Comment et pourquoi suis-je devenu ce que je suis ? À partir de cette approche méthodologique j’ai fait travailler différents groupes en Haïti.

La mémoire du corps
Les secousses du tremblement de terre sont restées incarnées dans la mémoire du corps. Elles remontent à la surface lors des frémissements des bâtiments provoqués par le passage des camions ou d’autres engins.
Personnellement j’y pense aussi dans les situations qui rendraient impossible de sortir en quelques secondes, comme se trouver au septième étage d’un bâtiment. Ni l’ascenseur ni la course ne permettraient de fuir l’édifice menacé par un puissant tremblement de terre.

Le ressenti
Avant d’aboutir aux différentes interprétations, il importe de partir des sensations et des premières pensées suscitées par le brutal craquement de la terre.
Spectacle apocalyptique que celui des cadavres abandonnés et des corps amputés. Des mères serraient contre elles leur enfant mort, des époux pleuraient leur épouse inanimée. Des enfants affolés gémissaient devant le cadavre de leurs parents. Partout le deuil et la désolation. Des milliers d’enfants sont devenus orphelins, seuls et livrés à eux-mêmes. Deuil, douleur, angoisse et amertume. Outre la frayeur et la tristesse, il y avait le bouleversement intérieur qui faisait de chacun un être déstabilisé, perdu, en état de choc.
À l’hôpital général des centaines de cadavres commençaient à se décomposer dans la cour. Les morgues ne pouvaient plus accepter de dépouilles mortelles. Même les couloirs en étaient pleins. Le lendemain, le mercredi 13 janvier, j’ai accompagné des parents effondrés à la recherche d’une place libre pour leur fille morte la veille. Des cadavres abandonnés jonchaient les rues du centre-ville devant des regards d’impuissance face à l’ampleur de la catastrophe. La capitale devenait une ville fantôme.
Il y a les pertes physiques, un bras, parfois les deux jambes ; il reste aussi le sentiment d’avoir perdu une part de soi-même.
En quelques minutes la population de Port-au-Prince a occupé les rues et les places. La prière montait souvent vers le Ciel. La Bible cite le tremblement de terre comme un signe annonciateur de la fin des temps. Des Haïtiens ont cru qu’il s’agissait du retour du Christ et de la fin du monde. Des croyants ont demandé à Dieu dans une instante prière de les prendre avec lui dans le Paradis comme le bon larron de l’Évangile.
Un sentiment de colère a aussi traversé les esprits : « J’en voulais à tout le monde et plus particulièrement à Dieu. Je le rendais responsable de tout ce qui m’arrivait. » Mais cette colère visait aussi les politiques. Beaucoup de pertes humaines auraient pu être évitées si les politiques avaient appliqué un plan d’urbanisme au lieu de permettre l’anarchie.
Sentiment de révolte aussi face à certains comportements passifs dans les heures qui ont suivi le cataclysme. Un certain fatalisme a paralysé certains alors que les blessés appelaient à l’aide.

Fr. Manuel Rivero o.p.
Port-au-Prince (Haïti), le 29 mai 2011

Vicaire provincial des Dominicains en Haïti au moment du séisme, l’Espagnol est aujourd’hui Procureur au couvent des Dominicains à Marseille. En février 2010, nous avions publié son témoignage en trois volets.

A venir : Haïti : « Après le séisme » et Haïti : « (Re) Vivre et croire encore »
 

Retour en Haïti avec le Jour du Seigneur

Pour commémorer le 2ème anniversaire du séisme en Haïti, le Jour du Seigneur diffuse un road movie tourné sur place avec Frère Philippe Jeannin, o.p. , et  un feuilleton de cinq épisodes « Ainsi sont-ils » : « Haïti, 1 an après ».
 

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