Emmanuel Mounier « Entretiens » (1926 – 1944)

entretiens-emmanuel-mounier-1120361567_LLa récente publication des Entretiens d’Emmanuel Mounier a été saluée comme un événement éditorial. Cet ouvrage conséquent, de près de mille pages, éclaire de manière remarquable la personne et l’œuvre d’Emmanuel Mounier. Le travail considérable mené à bien sous la direction de Bernard Comte, et d’Yves Roullière, avec les collaborations d’Etienne Fouilloux, de Jacques Le Goff, de Jean-Francois Petit et de Maria Villela-Petit apparaît comme un modèle, il importe de le souligner.

Osons ici une parenthèse personnelle. Pour certains lecteurs de Mounier, cette publication intégrale des Entretiens renvoie à Mounier et sa génération (Seuil 1956. Réédition par Parole et Silence, 2000), ouvrage ancien, qui divulguait déjà des extraits des Entretiens… Nous avions 20 ans quand parut cet ouvrage. Pour certains, ces pages des Entretiens reliés à de nombreuses lettres de Mounier, ce fut leur première entrée dans la pensée du fondateur d’Esprit, la première rencontre avec Mounier, et ce fut comme une forme d’illumination. Nous découvrions dans ce livre qu’il est possible et nécessaire de vivre en même temps un engagement spirituel radical avec l’Évangile et un engagement temporel authentique dans la cité. Nous comprenions que spirituel et temporel, sans se confondre dépendaient l’un de l’autre. La publication de l’intégrale des Entretiens est de nature à activer pour de nombreux lecteurs la vitalité humaine et spirituelle de l’œuvre de Mounier. Espérons-le !

L’ouvrage se présente sous la forme de carnets correspondant chacun à une tranche de vie plus ou moins large, avec des textes d’inégale longueur situés par leur date d’écriture. Il y a au total 13 entretiens, auxquels on a judicieusement ajouté les carnets de prison. Au début de chaque entretien, les éditeurs proposent une synthèse de quelques pages qui aide considérablement la lecture. Les notes font appel à des lettres inédites de Mounier et à un important travail de présentation, de contextualisation.

Le terme « entretiens » est dû à Mounier lui-même car dit-il il ne s’agit pas d’un journal intime. Les entretiens « relateront sans régularité pendant quinze ans des rencontres avec des personnes, des groupes, ou des lieux, qui ont été occasions d’échange de l’ordre de l’enseignement ou de la découverte, du débat ou du partage, de l’affrontement ou de la collaboration. (Mounier) fait parfois le bilan de ces échanges, dans le sens de l’encouragement ou de la critique, de l’entente ou du désaccord, mais ne se pose pas comme les auteurs de journaux intimes en sujet soucieux de mieux se connaître ; il se montre plutôt partenaire de l’autre qu’il cherche à comprendre, dans un climat de vérité à la recherche de l’action à mener ensemble » (extrait de la belle introduction de Bernard Comte page 9).

Bernard Comte pointe excellemment la chose la plus remarquable en effet. Dans ces années où Mounier construit peu à peu sa pensée, sa philosophie de la personne et de la communauté, les carnets nous font
voir comment la pensée s’éclaire de la vie et la vie de la pensée. Le dialogue, qui fonde toujours la formation de la pensée, est présent dès les premiers carnets. Très vite la pensée de Mounier est déjà tout entière présente sur le mode d’une qualité d’existence et de relation, ce qui donne leur belle luminosité à tant de pages des Entretiens.

Le style, l’objectif des carnets peuvent varier avec le temps. Les premiers sont émouvants par la qualité des échanges qu’ils présentent, comme témoignage d’un esprit avide d’apprendre, de dialoguer. Le style change quand, à partir de 1930, ils nous rendent témoins de tous les contacts et des discussions menant à la publication du premier numéro d’Esprit en octobre 1932. Dans cette période cruciale, on voit Mounier argumentant deux refus : d’un côté, il ne veut pas faire une revue catholique, de l’autre il ne veut pas d’une revue uniquement politique, l’organe d’un parti. Il vise à regrouper des catholiques mais dans une revue non identifiée catholique ; il la veut, portée par un engagement sur le politique, mais articulée avec l’enjeu spirituel. Lui-même se positionne comme profondément attaché au catholicisme mais il refuse les diverses formes de cléricalisme (d’où les menaces de condamnation par le Vatican).

L’intérêt de ces débats qu’assume Mounier, et sa manière d’analyser la tension entre le spirituel et le temporel sont plus que jamais actuels. Concluant sa présentation du carnet, Bernard Comte remarque l’intérêt de ce carnet « d’éclairer cette spiritualité de consentement à l’épreuve d’une vie mangée par l’action publique alors qu’elle aspire à la contemplation – attitude qui vérifie la conviction de Péguy : le spirituel est présent là où on ne sait pas le chercher, dans le charnel, y compris dans la politique avec ses combats et ses colères » (page 491).

Parallèlement à cet engagement dans le combat pour Esprit, Mounier vit une belle histoire d’amour avec « Poulette » qu’il épouse en 1935. Cela nous donne des pages magnifiques de profondeur, de délicatesse, de grande qualité à la fois humaine et spirituelle, avec des paroles d’une grande force : « Merci mon Dieu qui m’avez donné de toucher la joie » (page 417). Très vite, le couple connaît le drame. On ne peut éviter d’évoquer la terrible épreuve qu’allait être la maladie de leur premier enfant, Françoise, victime à huit mois d’une encéphalite qui bloque le développement nerveux et mental. « Je n’ai sans doute jamais connu aussi
intensément l’état de prière que quand ma main disait des choses à ce front qui ne répondait rien, quand mes yeux se risquaient vers ce regard distrait portant loin derrière moi » (page 593). Et Mounier recadre son malheur personnel dans le malheur collectif : « Tant d’innocents déchirés, tant d’innocents piétinés » (août 1940).

En novembre de cette même année, suite à sa demande, Mounier ayant obtenu l’autorisation de Vichy, il fait reparaître Esprit, sous la censure et jusqu’en août 1941, avec un numéro dans lequel Pétain apparaît comme l’âne de Hitler dans une fiction intitulée « Supplément aux mémoires d’un âne…! » Les Entretiens éclairent de manière définitive le sens des initiatives de Mounier sous l’occupation, et jusqu’en 1942.

Déjà, la republication des dix numéros d’Esprit en fac-similés avec un commentaire historique rigoureux de Bernard Comte avait mis les choses au point (1). En janvier 1942 commence pour Mounier l’année des prisons. Il est arrêté parce que soupçonné d’être responsable du mouvement clandestin Combat. Les Entretiens deviennent des journaux de prison (Saint-Paul à Lyon, Clermont-Ferrand) puis internement administratif à Vals, c’est-à-dire dépendant de la justice militaire. Du 19 au 30 juillet, Mounier et d’autres détenus parmi lesquels Bertie Albrecht se lancent dans une grève de la faim. Celle-ci est l’occasion pour Mounier de faire un récit au jour le jour qu’il intitulera lui-même « Journal d’un acte fragile ». C’est le texte le plus fort que Mounier ait écrit sur l’engagement, avec ce passage extrême où Mounier analyse sans concession le sens de son action, et le doute qui l’accable (page 851 et suivantes).

Avec la publication de ce grand texte, la lecture des œuvres de Mounier ne pourra plus se passer de recourir à ces Entretiens comme la vérification de la solidarité entre l’être existant, la pensée et l’action, autrement dit, de l’esprit socratique de Mounier (2).

Guy Coq

(1) Esprit de novembre 1940 à août 1941 (Reproduction intégrale présentée et annotée par Bernard Comte, Éditions Esprit 2004.
(2) Pour complément rappelons le numéro de la revue Esprit de décembre 1950… qui mériterait réédition.