« Ne détourne ton visage d’aucun pauvre »

Message du Saint-Père pour la VIIème Journée mondiale des pauvres le 19 novembre 2023 : « Ne détourne ton visage d’aucun pauvre »

19 novembre 2017 : Pour la première « Journée mondiale des pauvres » le pape François déjeune avec quelque 1500 personnes démunies, dans la salle Paul VI au Vatican. November 19, 2017: Pope Francis has lunch with the poor following a special mass to mark the new World Day of the Poor in Paul VI's hall at the Vatican.

1. La Journée Mondiale des Pauvres, signe fécond de la miséricorde du Père, a lieu pour la septième fois afin de soutenir la marche de nos communautés. C’est un rendez-vous que l’Église enracine progressivement dans sa pastorale, pour découvrir toujours mieux le contenu central de l’Évangile. Chaque jour, nous sommes engagés dans l’accueil des pauvres, mais cela ne suffit pas. Un fleuve de pauvreté traverse nos villes et devient toujours plus grand jusqu’à déborder ; ce fleuve semble nous submerger si bien que le cri des frères et sœurs demandant de l’aide, du soutien et de la solidarité s’élève de plus en plus fort. C’est pourquoi, le dimanche qui précède la fête de Jésus Christ Roi de l’Univers, nous nous retrouvons autour de sa Table pour recevoir à nouveau de Lui le don et l’engagement de vivre la pauvreté et de servir les pauvres.

« Ne détourne ton visage d’aucun pauvre » (Tb 4, 7). Cette Parole nous aide à saisir l’essence de notre témoignage. Nous arrêter sur le Livre de Tobie, un texte peu connu de l’Ancien Testament, passionnant et riche de sagesse, nous permettra de mieux entrer dans le contenu que l’auteur sacré désire transmettre. Devant nous s’ouvre une scène de vie familiale : un père, Tobit, salue son fils, Tobie, qui est sur le point d’entreprendre un long voyage. Le vieux Tobit craint de ne plus pouvoir revoir son fils et c’est pourquoi il lui laisse son “testament spirituel”. Il a été déporté à Ninive et maintenant il est aveugle, donc doublement pauvre, mais il a toujours eu une certitude exprimée par le nom qu’il porte : “Le Seigneur a été mon bien”. Cet homme, qui a toujours fait confiance au Seigneur, en bon père, désire laisser à son fils non seulement quelque bien matériel, mais le témoignage du chemin à suivre dans la vie. C’est pourquoi il lui dit : « Chaque jour, mon enfant, souviens-toi du Seigneur. Garde-toi de pécher et de transgresser ses commandements. Fais ce qui est juste tous les jours de ta vie et ne marche pas dans les voies de l’injustice » (4, 5).

2. Comme on peut l’observer tout de suite, le souvenir que le vieux Tobit demande à son fils ne se limite pas à un simple acte de mémoire ou une prière à adresser à Dieu. Il fait référence à des gestes concrets qui consistent à accomplir de bonnes œuvres et à vivre avec justice. Cette exhortation se précise encore : « À tous ceux qui pratiquent la justice, fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Quand tu fais l’aumône, mon fils, n’aie aucun doute » (4, 7).

Les paroles de ce vieux sage sont trés étonnantes. N’oublions pas, en effet, que Tobit a perdu la vue précisément après avoir accompli un acte de miséricorde. Comme il le raconte lui-même, sa vie dès son plus jeune âge était consacrée à des œuvres de charité : « J’ai fait beaucoup d’aumônes à mes frères et aux gens de ma nation qui avaient été emmenés captifs avec moi au pays des Assyriens, à Ninive. […] Je donnais mon pain à ceux qui avaient faim et des vêtements à ceux qui étaient nus ; si je voyais le cadavre de quelqu’un de ma nation, jeté derrière le rempart de Ninive, je l’enterrais » (1, 3.17).

À cause de son témoignage de charité, le roi l’avait privé de tous ses biens, le rendant complètement pauvre. Mais le Seigneur avait encore besoin de lui. Ayant repris son poste d’administrateur, il n’a pas peur de persévérer dans son style de vie. Écoutons son récit qui, à nous aussi, parle aujourd’hui : « Lors de notre fête de la Pentecôte, qui est la sainte fête des Semaines, on me prépara un bon repas et je m’étendis pour le prendre. On plaça devant moi une table et on me servit quantité de petits plats. Alors je dis à mon fils Tobie : “Va, mon enfant, essaie de trouver parmi nos frères déportés à Ninive un pauvre qui se souvienne de Dieu de tout son cœur ; amène-le pour qu’il partage mon repas. Moi, mon enfant, j’attendrai que tu sois de retour.” » (2, 1-2). Comme il serait significatif qu’à l’occasion la Journée des Pauvres cette préoccupation de Tobit soit aussi la nôtre ! Inviter à partager le repas dominical après avoir partagé la Table eucharistique. L’Eucharistie célébrée deviendrait réellement critère de communion. Par ailleurs, si autour de l’autel du Seigneur nous sommes conscients d’être tous frères et sœurs, combien plus cette fraternité deviendrait visible en partageant le repas festif avec ceux qui sont privés du nécessaire !

Tobie fit ce que son père lui avait dit, mais il revint avec la nouvelle qu’un pauvre avait été tué et laissé au milieu de la place. Sans hésiter, le vieux Tobit se leva de table et alla enterrer cet homme. De retour chez lui fatigué, il s’endormit dans la cour ; la fiente d’oiseaux lui tomba dans les yeux et il devint aveugle (cf. 2,1-10). Ironie du sort : tu fais un geste de charité et il t’arrive un malheur ! On pourrait penser ainsi ; mais la foi nous enseigne à aller plus en profondeur. La cécité de Tobit deviendra sa force pour reconnaître encore mieux les nombreuses formes de pauvreté dont il était entouré. Et le Seigneur pourvoira en son temps à rendre au vieux père la vue et la joie de revoir son fils Tobie. Quand vint ce jour-là, « Tobit se jeta alors au cou de son fils et lui dit en pleurant : “Je te revois, mon enfant, toi, la lumière de mes yeux !” Et il ajouta : “Béni soit Dieu ! Béni soit son grand nom ! Bénis soient tous ses saints anges ! Que son grand nom soit sur nous ! Bénis soient tous les anges pour tous les siècles ! Car Dieu m’avait frappé, mais voici que je revois mon fils Tobie !” » (11, 13-14).

3. Nous pouvons nous demander : où est-ce que Tobit puise le courage et la force intérieure qui lui permettent de servir Dieu au milieu d’un peuple païen et d’aimer ainsi le prochain au risque de sa propre vie ? Nous sommes devant un exemple extraordinaire : Tobit est un époux fidèle et un père attentionné ; il a été déporté loin de sa terre et il souffre injustement ; il est persécuté par le roi et ses voisins… Bien qu’il soit bon cœur, il est mis à l’épreuve. Comme nous l’enseigne souvent l’Écriture sainte, Dieu n’épargne pas les épreuves à ceux qui œuvrent pour le bien. Pourquoi ? Il ne le fait pas pour nous humilier, mais pour affermir notre foi en Lui.

Tobit, au moment de l’épreuve, découvre sa propre pauvreté qui le rend capable de reconnaître les pauvres. Il est fidèle à la Loi de Dieu et observe les commandements, mais cela ne lui suffit pas. L’attention concrète envers les pauvres lui est possible parce qu’il a fait l’expérience de la pauvreté dans son corps. Par conséquent, les paroles qu’il adresse à son fils Tobie sont son véritable héritage : « Ne détourne ton visage d’aucun pauvre » (4, 7). En fait, lorsque nous sommes devant un pauvre, nous ne pouvons pas détourner le regard, parce que nous nous empêcherions de rencontrer le visage du Seigneur Jésus. Et nous remarquons bien cette expression « d’aucun pauvre ». Chacun d’eux est notre prochain. Peu importe la couleur de la peau, la condition sociale, la provenance… Si je suis pauvre, je peux reconnaître qui est vraiment le frère qui a besoin de moi. Nous sommes appelés à rencontrer tout pauvre et tout type de pauvreté, en secouant de nous l’indifférence et l’évidence avec lesquelles nous protégeons un bien-être illusoire.

Nous vivons un moment historique qui ne favorise pas l’attention envers les plus pauvres

4. Nous vivons un moment historique qui ne favorise pas l’attention envers les plus pauvres. Le volume de l’appel au bien-être s’élève de plus en plus, tandis que l’on impose le silence aux voix de ceux qui vivent dans la pauvreté. On a tendance à négliger tout ce qui ne rentre pas dans les modèles de vie destinés surtout aux plus jeunes générations, qui sont les plus fragiles face au changement culturel en cours. On met entre parenthèses ce qui est désagréable et qui cause de la souffrance, tout en exaltant les qualités physiques comme si elles étaient le but principal à atteindre. La réalité virtuelle prend le dessus sur la vie réelle et il est de plus en plus facile de confondre les deux mondes. Les pauvres deviennent des images qui peuvent émouvoir pendant quelques instants, mais quand on les rencontre en chair et en os dans la rue, la gêne et la marginalisation prennent place. La hâte, compagne quotidienne de vie, empêche de s’arrêter, de secourir et de prendre soin de l’autre. La parabole du bon samaritain (cf. Lc 10, 25-37) n’est pas un récit du passé, elle interpelle le présent de chacun de nous. Déléguer à d’autres est facile ; offrir de l’argent pour que d’autres fassent la charité est un geste généreux ; s’impliquer personnellement est la vocation de tout chrétien.

5. Remercions le Seigneur du fait que beaucoup d’hommes et de femmes se dévouent aux pauvres et aux exclus, et partagent avec eux ; des personnes de tous âges et de toutes conditions sociales qui pratiquent l’accueil et s’engagent aux côtés de ceux qui se trouvent dans des situations de marginalisation et de souffrance. Ce ne sont pas des surhommes, mais des “voisins” que nous rencontrons tous les jours et qui, dans le silence, se font pauvres avec les pauvres. Ils ne se contentent pas de donner quelque chose : ils écoutent, ils parlent, ils essaient de comprendre la situation et ses causes pour donner des conseils appropriés et des repères justes. Ils sont attentifs aux besoins matériels mais aussi spirituels, à la promotion intégrale de la personne. Le Royaume de Dieu est rendu présent et visible dans ce service généreux et gratuit ; il est vraiment comme la semence qui tombe dans la bonne terre de la vie de ces personnes et qui porte son fruit (cf. Lc 8, 4-15). La gratitude envers tant de volontaires doit se faire prière pour que leur témoignage soit fructueux.

6. À l’occasion du 60ème anniversaire de l’Encyclique Pacem in terris, il est urgent de reprendre les paroles du saint Pape Jean XXIII lorsqu’il écrivait : « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » (n. 6).

Que de chemin à parcourir pour que ces mots deviennent réalité, également à travers un engagement politique et législatif sérieux et efficace ! Malgré les limites et parfois les défaillances de la politique à voir et à servir le bien commun, puissent se développer la solidarité et la subsidiarité de nombre de citoyens qui croient en la valeur de l’engagement volontaire pour le service des pauvres. Il s’agit certes de stimuler et de faire pression pour que les institutions publiques remplissent bien leur devoir ; mais il ne sert à rien de rester passif en attendant de tout recevoir “d’en haut” : ceux qui vivent dans des conditions de pauvreté doivent elles aussi être impliquées et accompagnées dans un parcours de changement et de responsabilité.

7. Une fois de plus, malheureusement, nous devons constater de nouvelles formes de pauvreté qui s’ajoutent à celles déjà décrites ci-dessus. Je pense en particulier aux populations vivant dans des zones de guerre, notamment aux enfants privés d’un présent serein et d’un avenir digne. Personne ne pourra jamais s’habituer à cette situation ; maintenons vive toute tentative pour que la paix s’établisse comme don un du Seigneur ressuscité et le fruit de l’engagement pour la justice et le dialogue.

Je ne peux pas oublier les spéculations qui, dans différents secteurs, entraînent une augmentation dramatique des coûts qui rend de très nombreuses familles encore plus indigentes. Les salaires s’épuisent rapidement et entraînent des privations qui portent atteinte à la dignité de chaque personne. Si une famille doit choisir entre les aliments pour se nourrir et les médicaments pour se soigner, la voix de ceux qui réclament le droit aux deux biens doit être entendue, au nom de la dignité de la personne humaine.

Comment ne pas relever aussi le désordre éthique qui touche le monde du travail ? Le traitement inhumain réservé à nombre de travailleurs et de travailleuses ; le manque de rémunération proportionnée pour le travail accompli ; le fléau de la précarité ; les trop nombreuses victimes d’accidents, souvent dus à une mentalité qui préfère le profit immédiat au détriment de la sécurité… Les mots de saint Jean-Paul II nous reviennent à l’esprit : « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même. […] L’homme est destiné et est appelé au travail, le travail est avant tout “pour l’homme” et non l’homme “pour le travail” » (Enc. Laborem exercens, n. 6).

8. Cette liste, déjà dramatique en soi, ne rend que partiellement compte des situations de pauvreté qui font partie de notre quotidien. Je ne peux pas laisser de côté, en particulier, une forme de malaise qui se manifeste chaque jour davantage et qui touche le monde de la jeunesse. Combien de vies frustrées et même de suicides de jeunes, trompés par une culture qui les conduit à se sentir “non performants” et “ratés”. Aidons-les à réagir face à ces instigations néfastes, afin que chacun puisse trouver la voie à suivre pour acquérir une identité forte et généreuse.

Il est facile, en parlant des pauvres, de tomber dans la rhétorique. Il y a aussi une tentation insidieuse de s’arrêter aux statistiques et aux chiffres. Les pauvres sont des personnes, ils ont des visages, des histoires, des cœurs et des âmes. Ce sont des frères et des sœurs avec leurs mérites et leurs défauts, comme tout le monde, et il est important d’entrer dans une relation personnelle avec chacun d’entre eux.

Le livre de Tobie nous enseigne le caractère concret de notre action avec et pour les pauvres. C’est une question de justice qui nous engage tous à nous chercher et à nous rencontrer, pour favoriser l’harmonie nécessaire afin qu’une communauté puisse s’identifier comme telle. S’intéresser aux pauvres ne se limite donc pas à des aumônes hâtives, mais demande de rétablir les justes relations interpersonnelles qui ont été affectées par la pauvreté. Ainsi, “ne pas détourner les yeux des pauvres” permet d’obtenir les bénéfices de la miséricorde, de la charité qui donne sens et valeur à toute la vie chrétienne.

9. Que notre attention envers les pauvres soit toujours marquée par le réalisme évangélique. Le partage doit correspondre aux besoins concrets de l’autre, pas pour me débarrasser du superflu. Ici aussi, il faut du discernement, sous la conduite de l’Esprit Saint, pour reconnaître les véritables besoins de nos frères et non nos propres aspirations. Ce dont ils ont certainement besoin de toute urgence, c’est de notre humanité, de notre cœur ouvert à l’amour. N’oublions pas : « Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux » (Evangelii gaudium, n. 198). La foi nous enseigne que tout pauvre est un enfant de Dieu et que le Christ est présent en lui : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).

10. Cette année marque le 150ème anniversaire de la naissance de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Dans une page de son Histoire d’une âme, elle écrit : « Je comprends maintenant que la charité parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s’étonner de leurs faiblesses, à s’édifier des plus petits actes de vertus qu’on leur voit pratiquer, mais surtout j’ai compris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du cœur : “Personne, a dit Jésus, n’allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu’il éclaire tous ceux qui sont dans la maison”. Il me semble que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont les plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison, sans excepter personne » (Ms C, 12r° : Œuvres complètes, Rome 1997, 247).

Dans cette maison qu’est le monde, tous ont le droit d’être éclairés par la charité, personne ne peut en être privé. Que la ténacité de l’amour de sainte Thérèse inspire nos cœurs en cette Journée Mondiale, qu’elle nous aide à “ne pas détourner notre regard du pauvre” et à le maintenir toujours fixé sur le visage humain et divin du Seigneur Jésus-Christ.

Rome, Saint-Jean-de-Latran, 13 juin 2023, Mémoire de Saint-Antoine de Padoue, Patron des pauvres.

FRANÇOIS

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