La théologie littéraire de Jean-Pierre Jossua

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 7 avril 2021 à propos de la théologie littéraire de Jean-Pierre Jossua.

« Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même. » C’est en lisant la première page des Confessions de saint Augustin que Jean-Pierre Jossua, issu d’une famille juive agnostique depuis plusieurs générations, découvrait Dieu, avant de se convertir au catholicisme, et, finalement, d’entrer chez les Dominicains.

En lisant Les Confessions, « j’ai été rempli d’une conviction entière, fondée sur un intime sentiment de présence. Je n’ai cessé depuis lors de revenir vers cette origine. Et je n’ai jamais douté une seconde (de l’existence) de quelque chose qui ne venait pas de moi, et qui me semblait plus réelle que toute réalité. J’ai vécu de cette étincelle et elle a surmonté en moi bien des raisons de douter » (1).

Tout au long de sa très longue vie, Jean-Pierre Jossua ne cessera en effet de revenir à cette expérience spirituelle fondatrice, en s’efforçant de la retrouver et de l’enrichir à travers des recherches, d’abord théologiques puis littéraires, mais aussi musicales. Comme le dit son frère Claude Geffré, il fut avant tout un « théologien de l’expérience chrétienne » (2) et non pas un dogmaticien spéculatif. Mais, très vite, il devient « un dogmaticien insatisfait », trop conscient qu’il était de « l’écart entre la Présence et le signe » et peut-être surtout de la vacuité de ce qu’il désignait, avec son ironie stimulante, comme « le prêt-à-porter théologique sur la question du mal » (3). Question particulièrement prégnante pour lui puisque son père était mort à Auschwitz.

D’où, après vingt ans à étudier et à enseigner la théologie académique, il effectua « un travail de deuil impitoyable » (4) et se résolut à aborder la question qui le hantait depuis sa conversion à travers la littérature. En effet, il avait progressivement découvert le « hiatus installé entre une sous-culture cléricale, le plus souvent défensive, et la culture commune » (5). Il tenta donc de contribuer au renouvellement du langage religieux et de l’expression de sa foi en utilisant « les formes vives nées de l’inquiétude métaphysique existentielle moderne ».

Cette étape de sa vie coïncida également avec la conquête d’une liberté nouvelle par rapport à l’institution, dans une fidélité totale à l’Église, garante de ce qu’il appelait « l’élémentaire chrétien » (6). Cette seconde conversion a été fort bien décrite dans le très bel article que l’Osservatore Romano lui a consacré à l’occasion de sa disparition.

Il mena cette entreprise de deux manières. D’une part à travers la rédaction de « Journaux théologiques » dans lesquels il nous livre une narration de sa vie spirituelle au pied du Mont Ventoux, nourrie par ses lectures, ses marches, ses méditations, ses rencontres avec ses amis écrivains (Bonnefoy, Jacottet, …). D’autre part, en élaborant une somme, sorte d’inventaire dans la littérature européenne des 19ème et 20ème siècles des traces de la recherche de l’absolu, chez des écrivains de toute obédience spirituelle. Ainsi publia-t-il en quatre tomes Pour une histoire religieuse de l’expérience littéraire. Il publia également, pendant une quinzaine d’années un Bulletin de théologie littéraire dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, dans lequel, chaque année, il recensait les ouvrages qui lui paraissaient comporter une recherche de l’absolu.

Il s’attacha très spécialement à la poésie dont il disait : « La force de la poésie par rapport à la philosophie, vient de ce qu’elle accueille l’inédit et le particulier pour les métamorphoser en vérité générale, sans que cette vérité se tourne en abstraction »7. Il aimait citer les mots d’Heidegger (que pourtant il n’aimait guère, pour d’évidentes raisons !) : « Être poète en ces temps de détresse, c’est, en chantant, être attentif à la trace des Dieux enfuis. » Au passage, soulignons combien la voix de Jean-Pierre Jossua savait faire sentir la musique d’un texte.

Aussi peut-on dire qu’à ses yeux, de même que la théologie classique conceptualise les récits bibliques et évangéliques, la théologie littéraire s’attache à identifier dans la littérature les traces de l’absolu ou de la transcendance, considérées comme les prolégomènes à toute religion. Cette démarche lui paraissait éminemment actuelle, dans la mesure où, un certain langage religieux étant devenu incompréhensible et inaudible, le détour par la littérature permettait de renouer un dialogue et de contourner l’indifférence croissante du monde moderne à l’égard du christianisme.

Dans le cadre des conférences qu’il donna ces dix dernières années, il s’attachait à faire découvrir à ses auditeurs ce qu’il appelait des « étincelles de lumière et de grâce » dans des oeuvres presque systématiquement particulièrement noires. L’année où il avait choisi de parler des nouvelles de Tchekhov, qui décrivent l’univers absurde, cruel et parfaitement désespérant dans lequel l’auteur, qui était médecin, baignait, il sut admirablement relever ces étincelles qui rachètent tout. Je ne saurais terminer cette évocation sans citer la prière qu’il adressait à Dieu et qui résume si bien sa vie et sa foi : « Toi, dont la sagesse et l’amour ont sans doute plus de démesure que l’incompréhensible excès du mal 8. »

Richard de Courson

  1. Jean-Pierre JOSSUA, Une vie, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. XX
    2. Claude GEFFRE, A travers la beauté et le mal du monde, in Autour de Jean-Pierre Jossua, Création littéraire et recherche de l’absolu, Editions Facultés jésuites de Paris, Paris, 2004, p. 47.
    3. Jean-Pierre JOSSUA, cité par Claude GEFFRE, ibid, p. 55.
    4. Claude GEFFRE, ibid, p. 49.
    5. Jean-Pierre JOSSUA, La littérature et l’inquiétude de l’absolu, Paris, Beauchesne, 2000, p. 22.
    6. Claude GEFFRE, A travers la beauté et le mal du monde, in Autour de Jean-Pierre Jossua, Création littéraire et recherche de l’absolu, Editions Facultés jésuites de Paris, Paris, 2004, p. 49.
    7. Jean-Pierre JOSSUA, La littérature et l’inquiétude de l’absolu, op. cit, p. 58.
    8. Jean-Pierre JOSSUA, Prière, Journal théologique III, Paris, Editions du Cerf, 1983, p. 107