L’histoire vue par un historien indépendant

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 20 mai sur « l’histoire vue par les un historien indépendant ».

histoireLes historiens français dont les livres se vendent ne sont pas tous universitaires. Il y a eu au XXèmr siècle les académiciens français Jacques Bainville (1879-1936), André Castelot (1911-2004), Alain Decaux (1925-2016) et Max Gallo (1932-2017), à vrai dire appréciés surtout comme des conteurs. Aujourd’hui, reconnus comme auteurs de recherches sérieuses, il y a Jean-Christian Petitfils (né en 1944) : tout en menant une belle carrière de banquier, il s’est fait remarquer par une série de livres sur le siècle de Louis XIV (dont une vie du Roi-Soleil) et est devenu célèbre une fois retraité avec un Jésus (2011) qui a été un best-seller. Il y a encore Éric Roussel (né en 1951), docteur en droit public et non en histoire qu’il n’a jamais enseignée, mais critique littéraire et biographe des présidents Pompidou (1984), de Gaulle (2002), Mitterrand (2015) et Giscard d’Estaing (2018), ainsi que de Jean Monnet (1995) et Pierre Mendès-France (2007), et qui vient d’être élu à l’Académie des Sciences morales et politiques.

Et il y a Didier Le Fur, plus jeune et à l’origine seiziémiste. Il a soutenu en 1996 sa thèse sur les « Images des rois de France pendant les guerres d’Italie ». Il a continué, sans chaire ni poste de chercheur, avec des biographies de Louis XII (2001), Charles VIII (2006), après un Marignan, 1515 (2004), Henri II (2009), puis des études sur Le Royaume de France en 1500 (2010) et L’inquisition (2012). Il est revenu à la biographie avec François Ier (2015) et Diane de Poitiers (2017). Son livre suivant, Une autre histoire de la Renaissance (2018), a comme synthétisé ses travaux antérieurs. Documents à l’appui, il y a mis à mal une idée reçue : loin d’avoir été l’aube joyeuse d’une ère nouvelle, cette époque a été vécue au milieu de calamités dans la nostalgie d’un passé idéalisé.

Le décalage qu’autorise le recul de l’indépendance s’est confirmé en 2019 avec deux livres parus chez Passés Composés (au sein du groupe Humensis, né en 2016 de la fusion des PUF et de Belin), alors que les précédents avaient été publiés presque tous chez Perrin. Peindre l’histoire examine comment le passé s’écrit avec des images et pas seulement des textes : les peintres donnent à voir les personnages et moments déclarés significatifs par les historiens, et ces clichés omniprésents dans les manuels et dans les arts façonnent la mémoire commune.

Paru un peu plus tôt en 2019, Et ils mirent Dieu à la retraite a un titre à la fois provocant et énigmatique : quels sont ces « ils » qui auraient relégué Dieu dans un mouroir pour individus devenus à la longue socialement improductifs ? Le sous-titre répond : il s’agit d’Une brève histoire de l’histoire. Autrement dit, ce sont les historiens, ou plus exactement la manière dont a évolué leur conception de leur science (ou l’exercice leur art). Que la sécularisation doit-elle à l’histoire ?

La déchristianisation est d’ordinaire attribuée à l’humanisme qui a tout recentré sur l’homme, le voyant conquérir peu à peu la maîtrise de son destin. Mais les notions d’« humanisme » et de « Renaissance » ne sont apparues qu’à la fin du XVIIIème siècle et au XIXème. Didier Le Fur montre bien comment l’idée de progrès a pris forme sans rupture, à partir non pas de systèmes philosophiques, mais de découvertes scientifiques. Celles-ci rendaient le monde compréhensible et donc contrôlable, puisque fonctionnant selon des lois mécaniques. Mais Dieu n’a pas été immédiatement mis au placard. On s’est d’abord efforcé d’inscrire dans le cours de l’Histoire sainte les avancées de ce qu’à l’époque des Lumières on a commencé à appeler la « civilisation ». C’était une ère nouvelle, proclamée « moderne », conduisant à baptiser « Moyen Âge » le millénaire écoulé depuis la fin de l’Antiquité, quand Rome était tombée aux mains des barbares.

Ce qui a le plus gêné dans le christianisme n’a alors pas encore été l’existence de Dieu ni même les défis à la raison que sont les dogmes et les miracles, mais l’égalité de tous les êtres humains. Certains peuples s’avéraient en effet progresser bien plus que d’autres. Et l’histoire, promue au rang de science (une agrégation est créée en 1831), allait bientôt servir à démontrer la supériorité de l’Europe (substituée à la chrétienté), voire de la nation, et à définir la vocation qu’elle possède en propre, toute référence à Dieu devenant alors superflue, voire injustifiée.
Didier Le Fur souligne le rôle qu’ont joué dans ce développement, avant des gens de métier comme Michelet et Guizot, les non-historiens mais parfois incidemment théoriciens de l’histoire que furent Copernic, Sir Francis Bacon, Descartes, Leibnitz, Newton, Voltaire, Lessing et Condorcet, ainsi que des auteurs moins ou peu connus tels La Popelinière au XVIème siècle, Bayle et Fontenelle à la charnière des XVIIème et XVIIIème, Nicolas-Antoine Boulanger au XVIIIème …, dont des chrétiens : l’abbé Gauchat (ennemi de Voltaire), Turgot (plus célèbre en tant qu’économiste et ministre), le contre-révolutionnaire Pierre-Simon Ballanche ou le socialiste Philippe Buchez.

Il examine pour finir le renouveau introduit au XXème siècle par l’école des Annales, qui entendait substituer l’histoire des sociétés à celle de la politique et des guerres, pour en faire une véritable science et non plus un instrument de pouvoir. Mais ce louable effort n’a abouti qu’à multiplier les études sur des sujets très restreints (moeurs, techniques, économie, culture, régions…). Les universitaires s’y cantonnent pour faire carrière, tandis que le grand public, toujours friand de biographies de personnalités, est ballotté au gré de commémorations ponctuelles, dictées par des anniversaires. Une vue d’ensemble, le sens d’une continuité, d’une identité et d’une direction s’effacent. L’histoire devient un objet de curiosités dispersées et ne fournit plus de motivations.

L’historien indépendant analyse, prend acte et se garde bien de juger ou de préconiser dans sa conclusion. Son travail confirme d’une certaine façon l’adage de George Orwell dans 1984 : « Qui contrôle le présent contrôle le passé et qui contrôle le passé contrôle l’avenir. » Le lecteur peut du coup se demander si, maintenant que les idéologies ont, après Dieu, été mises à la retraite, quiconque contrôle quoi que ce soit. Le chantier de l’histoire reste ouvert.

Jean Duchesne