35 ans de dialogue entre l’Église et le judaïsme : réconciliation et témoignage

Pour la première fois, il y a 35 ans, un pape se rendait à la synagogue de Rome. Par le geste et les mots de Jean-Paul II, ce 13 avril 1986, le dialogue entre les Juifs et l’Église catholique prend un nouveau départ. Rencontre avec Olivier Rota, docteur en sciences des religions, spécialiste des relations judéo-chrétiennes. Par Florence de Maistre.

Que s’est-il passé ce 13 avril 1986 ?

Nous entrons dans le vif du sujet ! De mémoire, il y a eu des évêques et des archevêques notamment en Angleterre à Manchester qui avaient déjà visité des synagogues. Ce n’est donc pas tout à fait nouveau. Mais un pape ! Qui plus est à Rome, qui est la communauté juive la plus ancienne installée en Europe ! Alors que depuis des millénaires les relations sont conflictuelles, le fait que quelqu’un fasse la démarche de se déplacer chez le voisin, en l’occurrence sur l’autre rive du Tibre, prend une dimension symbolique. Pie XII était plutôt habitué à recevoir des remerciements pour son soutien aux Juifs pendant la guerre. Jean XXIII a eu une démarche intermédiaire. Il demandait à son chauffeur de ralentir au passage des synagogues pour bénir les Juifs. La démarche de Jean-Paul II pour rencontrer la communauté juive romaine en sa synagogue est empreinte d’humilité. Elle revêt un symbole fort. Dès le début de son pontificat, il présente le dialogue avec le judaïsme comme une de ses priorités. En 1979 il a déjà plusieurs discours à son actif et en 1980 il rencontre la communauté juive de Mayence en Allemagne, mais dans le musée de la cathédrale et non chez eux. En 1986, le Concile Vatican II est terminé depuis plus de vingt ans. Avec sa déclaration Nostra Aetate, il indiquait un nouveau point de départ dans le dialogue entre l’Église et la communauté religieuse juive. Mais cette idée passe encore mal parmi les catholiques, elle ne se transforme pas en élan dans les faits. Le pape a souhaité marquer les esprits en paroles et en actes, évidemment sous le regard des caméras, avec ces images qui choquent au bon sens du terme, qui retiennent toute l’attention.

Justement, qu’en retenez-vous ?

En revisionnant ces images de la rencontre du 13 avril 1986, on voit le pape avec sa soutane blanche quasiment bondir de son véhicule au toit ouvrant. C’est le Jean-Paul II athlétique, plein d’énergie et d’enthousiasme. Il vient à la rencontre du grand rabbin, il échange avec lui des mots d’amitié et de paix dans une belle accolade fraternelle. C’est Assise avant Assise ! [La première grande rencontre interreligieuse pour la paix aura lieu en octobre de la même année dans la ville de saint François.] Jean-Paul II est un communicant. Il connaît le pouvoir des images. De fait, les médias s’en emparent. Il a aussi des mots importants, ses discours sont très travaillés, ciselés. Il rappelle la vocation irrévocable du peuple juif. C’était très attendu. À la suite de Nostra Aetate, il initie un nouveau point de départ, qui permet la pleine reconnaissance du peuple juif, comme ayant encore une vocation, un rôle à jouer dans le déploiement du plan divin. Et ce, même au cœur du temps chrétien dans lequel nous sommes et en dépit de ce nouvel Israël qu’est l’Église. Ce premier point intéresse plutôt les théologiens. Pour tout le monde, Jean-Paul II fait cette déclaration d’amitié en désignant les Juifs comme nos frères aînés dans la foi. Si cette fraternité est acquise dans la réflexion, elle reste importante à signaler, à mettre en œuvre. Et avec ce caractère d’aînesse, Jean-Paul II invite à la déférence. Troisième axe sur lequel certains théologiens reviendront : le caractère intrinsèque du judaïsme au christianisme. Encore faut-il préciser de quel judaïsme il s’agit. La vocation irrévocable des Juifs et la manifestation d’amitié sont les deux grandes déclarations. Cette appellation de frères aînés reste marquante. Elle est facile à retenir, tout le monde peut s’en emparer. Tout le monde sait que les relations entre frères peuvent être délicates. Il peut y avoir des tensions, des dissensions, mais la Bible invite à l’amour fraternel. De manière générale, derrière toute relation humaine difficile, il y a toujours un appel à se réconcilier. Cette déclaration de fraternité encourage à voir le monde avec cet amour agapé.

Pourquoi Jean-Paul II s’empare-t-il de ce dialogue judéo-chrétien ?

Jean-Paul II est très marqué par la Shoah. Évêque de Cracovie, sa ville était proche d’Auschwitz. Nombre de ses camarades ont disparu dans le génocide. Lorsqu’il était enfant à Wadowice, les établissements scolaires présentaient une forte mixité avec environ un tiers de Juifs. Il gardera des liens étroits avec Jerzy Kluger, son ami d’enfance juif retrouvé dans les années soixante. Au regard de son expérience personnelle, Jean-Paul II a d’abord une sensibilité particulière aux Juifs et une conscience aiguë de ce qui s’est passé avec la Shoah. Et puis, il a fait des études, a beaucoup lu, en particulier le philosophe Martin Buber qui a influencé le mouvement personnaliste [mouvement qui recherche une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et les fascismes]. L’ouvrage Une fraternité renouvelée, qui vient d’être publié, est très intéressant. Il montre bien à travers les différents textes et discours du pape son soutien indéfectible à l’idée de dialogue. Toutes ses déclarations forment un appel véhément pour la paix, qui n’est possible que par le dialogue. Un dialogue qu’il souhaite entre Juifs, chrétiens et musulmans pour qu’il soit de réconciliation et témoignage. Si les religions parviennent, elles aussi, à vivre le dialogue et la paix, quel signe fort pour toute l’humanité ! Avec son engagement personnaliste, sa volonté constante de soutenir les droits de l’homme et la dignité humaine, Jean-Paul II défend l’idée du dialogue comme moyen pour maintenir la paix. Si le christianisme est une religion de la paix, alors elle l’est aussi du dialogue, dans lequel les frères sont amenés à se réconcilier et à en porter le témoignage. D’où également la volonté médiatique de Jean-Paul II lors de sa visite à la synagogue, il montre les gestes que chacun peut imiter.

Et depuis, quels en sont les prolongements ?

Le nouveau dialogue s’expérimente dans la durée et au cœur d’une relation de confiance, sans volonté de convertir, comme pouvait le craindre la communauté juive. C’est un rappel qui a été signifié encore une fois en 2015 : l’Église n’envisage pas cette démarche comme une terre de mission. Aujourd’hui avec cette dimension théologique, le dialogue semble plus facile que par le passé. Juifs et chrétiens collaborent, échangent et partagent leurs recherches bibliques, théologiques, exégétiques. Puisque ce travail s’élabore dans la confiance, il n’y a pas d’occasion de supériorité entre les religions : le dialogue suppose des relations horizontales. Il permet d’approfondir le rapport à la vérité, au christianisme de mieux se comprendre lui-même et de susciter certains pas. Le judaïsme aussi est confronté à son évolution. Christianisme et judaïsme rabbinique sont nés à la même période, dans l’Antiquité. Les deux religions ont une histoire très entremêlée et en partie commune. Le dialogue théologique participe à la prise de conscience de notre pollinisation, la religion n’étant nullement une île. Du point de vue historique et théologique, il y a aujourd’hui encore des perspectives tout à fait nouvelles à explorer.

Comment ce 35e anniversaire s’inscrit-il dans cette année de commémorations : 80e anniversaire de la conférence de Wannsee (janvier 1942), rafles du Vel’d’Hiv (juillet 1942) et premières interventions des Justes (août et septembre 1942) ?

Jean-Paul II a toujours été combatif et condamné l’antisémitisme. Plus largement, il se positionne contre toute idée de discrimination. C’est très clair et récurrent dans ses discours. La déclaration du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France Lutter ensemble contre l’antisémitisme et l’antijudaïsme sera la pierre de touche de toute fraternité réelle (janv. 2021) se traduit dans cette année de commémorations. Les deux évènements se rejoignent. Historiquement en France, l’Amitié Judéo-chrétienne s’attache à lutter contre l’antisémitisme et à développer le dialogue. Pour que ce dernier soit possible, il demande une vision dépourvue de préjugés. Et quand le dialogue s’installe, il permet de prendre conscience des images erronées qui persistent en chacun. L’actualité montre bien que l’on a vécu pendant un certain temps avec l’illusion des acquis de la démocratie et du bon fonctionnement de la société, comme si c’était l’effet d’une seule trajectoire : celle du projet de notre humanité débarrassée de tous préjugés. Il faut être vigilant, ce n’est jamais acquis. Il nous faut travailler, enseigner constamment : 80 ans, c’était hier ! L’idée de dialogue, le désir de paix des sociétés occidentales s’est développé en réaction aux modèles de violence de la Grande guerre, de l’entre-deux guerre et de la Seconde Guerre mondiale, avec ce génocide, acmée de l’horreur la plus aigüe. Les dérèglements des sociétés de certaines époques ont réduit à ne voir dans l’image de l’autre qu’un ennemi de soi. À côté de ces pensées mortifères, le dialogue est un rappel constant à être vigilant et courageux aussi. L’enseignement de Jean-Paul II contre la violence inhérente à tout homme s’appuie sur cet effort de dialogue. Dès lors qu’une société a le projet de vivre en paix, le dialogue s’impose comme un effort sur soi, une acceptation de l’autre dans sa dignité et son identité, je reprends ses mots, et ça n’a rien d’évident !

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