Dans les pas de l’abbé Pierre, la mobilisation continue

Quinze ans après sa mort le 22 janvier 2007, son héritage, son combat contre l’exclusion et le mal-logement, et son œuvre le mouvement Emmaüs en France et à l’international ne cesse de se déployer. La mémoire de l’abbé Pierre reste vive. Nombreuses sont les personnes engagées à sa suite dans une dynamique qui porte du fruit. Par Florence de Maistre.

“Ce 22 janvier nous célébrons le 15e anniversaire de la mort de l’abbé Pierre, ainsi que les 10 ans du lieu de mémoire, qui rappelle son parcours de vie, son héritage. Ce même jour, nous poserons la première pierre d’une nouvelle résidence sociale, dans l’esprit d’une pension de famille pour des personnes issues de la rue, sur le site d’Esteville (76). Ce sera le premier temps fort de notre journée de commémoration. Il dit tout de la philosophie de cet anniversaire : le combat continue !”, indique Philippe Dupont, directeur du Centre abbé Pierre – Emmaüs, musée et lieu de vie à Esteville. Pas de nostalgie au rendez-vous. Les invités s’appellent bien mieux partage, recueillement, action et interpellation.

Deux cent cinquante personnes sont attendues, si les conditions le permettent, pour participer à la journée-anniversaire : des membres des groupes Emmaüs, des citoyens et des bénévoles qui luttent contre la pauvreté et pour les droits humains, des chrétiens engagés. Une marche pèlerine depuis le Centre abbé Pierre – Emmaüs jusqu’au cimetière d’Esteville où repose l’abbé Pierre est prévue. Sur sa tombe, les clés de nouveaux logements seront symboliquement déposées : celles des maisons inaugurées par Emmaüs Home (Homeworkers organized for more employment) aux États-Unis, celles des logements mis en service par les communautés Emmaüs d’Angers, d’Angoulême et de Toulouse, ainsi que celles du centre d’hébergement d’urgence et de la pension de famille ouverts par Emmaüs solidarité dans l’Essonne. Ceux qui le souhaitent peuvent rejoindre ensuite la communauté paroissiale pour une messe, au cours de laquelle ces mêmes clés seront apportées en procession au moment de l’offertoire. “Cette journée commémorative a du sens pour nous. L’abbé Pierre est une figure marquante. Son message est malheureusement toujours d’actualité. Il est très fort autour de l’Évangile et de l’accueil des plus petits. Il interroge le fonctionnement de notre société. Sa tombe est toute simple. À côté d’une grande croix, on peut lire cette phrase : Il a essayé d’aimer. C’est un lieu important pour toutes les personnes, croyantes ou non, qui œuvrent au service des autres et de la solidarité”, souligne le P. Luc-Marie Duprey, curé de la paroisse Notre-Dame des Sources de Tôtes – Auffay – Val-de-Saâne et administrateur de la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Bosc-le-Hard (diocèse de Rouen).

La journée se poursuivra par un goûter fraternel, une visite du lieu de mémoire à la scénographie dynamique et où la chapelle et la chambre-bureau-atelier de l’abbé Pierre sont restées intactes, suivis par un concert de musique classique. Elle se conclura avec la présentation du premier rapport mondial “Les voix d’Emmaüs” par Patrick Atohoun, responsable d’Emmaüs Pahou au Bénin et président d’Emmaüs international, et Jean Rousseau, ancien président d’Emmaüs international et président du Centre abbé Pierre – Emmaüs. “Il s’agit d’exposer les solutions mises en œuvre par des groupes Emmaüs dans le monde pour permettre aux pauvres de faire valoir leurs droits. Ces solutions sont locales, concrètes, pertinentes et utiles pour éradiquer la grande pauvreté”, précise Philippe Dupont.

Un charisme de la rencontre

“Une personnalité très attachante, très charismatique”. Les qualificatifs pour aborder la figure de l’abbé Pierre sembleraient presque des lieux communs s’ils n’étaient pas largement partagés par tous ceux qui l’ont côtoyé de près ou de loin. “Les témoignages sont unanimes quant à l’intensité de la rencontre, l’empathie émotionnelle dont l’abbé Pierre faisait preuve, sa profonde réflexion de l’autre pour discerner le bon, la joyeuse sainteté de la personne qui se trouvait en face de lui”, partage le directeur du Centre abbé Pierre – Emmaüs. Le P. Luc-Marie Duprey se rappelle quant à lui avoir croisé le fondateur d’Emmaüs lors de conférences ou de week-ends avec les jeunes du Mej. Il reste marqué par un déjeuner en face de lui à l’abbaye Saint-Wandrille… en silence ! “Je retiens aussi le fait qu’il n’hésitait pas à interpeller les grands de ce monde de manière prophétique, avec des coups de gueule mémorables, tout en sachant se faire très proche des plus petits et des villageois”, se rappelle-t-il.

Une personnalité très attachante, très charismatique

Quel que soit le besoin, problème d’argent, de logement, difficulté avec la loi et les réglementations, militant en perdition à l’autre bout du monde, l’abbé Pierre attirait à lui beaucoup de détresse et se lançait immédiatement dans des actions de résolution, souvent efficaces. “Je reste impressionné par sa capacité à être disponible. Une personne venait le voir avec ses ennuis. L’abbé l’écoutait avec un telle attention, que tout de suite cela devenait son propre souci. Il avait également une capacité à se mobiliser, à prendre feu pour l’action, sans prêter attention aux coups. Et il en a pris souvent”, confie Laurent Desmard, président de la Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés et dernier secrétaire particulier de l’abbé.

Un charisme de l’action solidaire

L’héritage de l’abbé Pierre ? “Ce sont toutes les communautés, la dynamique du mouvement Emmaüs dont la Fondation Abbé Pierre, et l’envie très forte de poursuivre le combat qu’il a mené. Avec cette préoccupation constante pour les personnes les plus en difficulté sur le territoire et à l’international. Ça c’est indemne, ça ne bouge pas : c’est ce qu’il nous a enseigné”, assure Laurent Desmard. Le mouvement Emmaüs est actuellement présent dans 41 pays avec 425 groupes dans le monde. Tous vivent l’accueil des personnes démunies au quotidien pour permettre l’accès aux droits fondamentaux, en proposant des réponses adaptées à chaque situation. Le premier rapport mondial de signer “Nos luttes sont locales, mondiales, vitales”. Philippe Dupont explique : “Le mouvement Emmaüs est politique au sens où il porte une réflexion sur les différentes causes de la pauvreté. Pour nous, cette démarche est obligatoire. Nous avons le devoir d’interpeller”.

Emmaüs France fédère 296 groupes. La communauté, lieu d’accueil, de vie et d’activité, est le modèle qui prime. Elle fonctionne grâce à la récupération d’objets, réparés, réemployés et vendus par les compagnons issus de la rue. Selon les activités et les démarches sociales, d’autres structures font partie de la famille Emmaüs : la fondation pour le logement, des entreprises d’insertion (Le Relais, Les ateliers du Bocage), des structures d’hébergement d’urgence, etc. SOS famille, par exemple, accompagne les ménages en situation de précarité financière, les soutient pour mieux gérer leur budget et sortir de l’endettement. Ou encore les quatorze antennes Emmaüs connect qui aident les personnes loin des outils numériques à s’en rapprocher. Des temps de formation, des outils pour les travailleurs sociaux, ainsi que la vente de matériel accessible sont proposés. “Le bilan de l’abbé Pierre, aujourd’hui, en chiffres : ce sont des milliers d’emplois, des milliers de logements et d’hébergements, des milliers de personnes aidées, accompagnées. Sauvées même, tous les jours !” s’exclame le directeur du Centre abbé Pierre – Emmaüs.

L’esprit de l’Évangile

Partir de rien, des poubelles et imaginer un modèle économique viable, qui remet l’homme de la rue débout. Courage ? Folie ? Véritable miracle selon Laurent Desmard ! “Nous avons vécu quelque chose de l’ordre du miracle de la multiplication des pains. Il y a cru et il a réussi à entraîner les autres, avec cette proximité des plus pauvres. Il disait : le corps du Christ, c’est les pauvres. L’Évangile de Matthieu, j’avais faim, j’avais froid… ce que vous faites au plus petit, c’est à moi que vous le faites. Il avait vraiment ça dans la peau”, relève-t-il. En affirmant le caractère laïque de sa fondation, l’abbé Pierre manifeste cette conviction : quelle que soit sa condition, sa confession, c’est ensemble qu’il faut œuvrer. Aujourd’hui encore, cet esprit anime très profondément les groupes Emmaüs. Les personnes aidées croient ou non. Il en va de même pour les bienfaiteurs de la Fondation, les salariés et bénévoles, tous les acteurs du mouvement. “C’est un curé laïc”, disait Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France. Et le président de la Fondation Abbé Pierre continue : “je remercie l’abbé tous les jours d’avoir imaginé une structure comme ça. C’est extraordinaire, ce travail ensemble. Nous portons tous l’humanité dont nous sommes empreints et nous en avons fortement besoin. Chez l’abbé, c’est sûrement très lié à son chemin de vie, à sa lecture de l’Évangile. Oui c’était un homme de prière, toujours avec son chapelet. Et l’on peut prier avec des mots, mais aussi en actes”.

Le goût du risque, de la lutte et du combat, que certains appellent encore l’esprit d’audace et d’amour, est plus que jamais présent au cœur des groupes fondés par et à la suite de celui qui a lancé son cri au cours de l’hiver en 1954 et appelé à “l’insurrection de la bonté”. Répondre aux urgences sociales et à celles de la grande exclusion sont les clés de l’engagement des acteurs du mouvement Emmaüs. “S’occuper des personnes en difficulté, c’est notre ADN ! Lorsque nous refusons de nous résigner, que nous nous mettons debout, sommes inventifs, innovons pour aider les exclus, alors nous vivons dans l’esprit hérité de l’abbé Pierre”, insiste Philippe Dupont. L’actuelle question des migrants, ainsi que les pauvretés apparues avec la pandémie encouragent encore l’action solidaire. La générosité et le soutien de la population aussi. “Que soient ici remerciés tous ceux qui donnent aux associations de solidarité. C’est ce qui me pousse encore à aller de l’avant, à rester dans les pas de l’abbé et à porter son combat avec toute l’énergie possible”, révèle Laurent Desmard.

Il règne dans les groupes Emmaüs comme un esprit de famille où les personnes accompagnées peuvent renaître à la vie sociale et rebondir. Philippe Dupont ponctue : “nous partageons avec les compagnons mis de côté par la société une émotion qui nous touche et nous fortifie. Nous vivons la puissance de la fraternité au quotidien. Nous voyons qu’elle est efficace et nous avons la chance qu’elle soit notre moteur”.

L’abbé Pierre, une figure hors norme

Henri Grouès naît le 5 août 1912. Moine, puis prêtre du diocèse de Grenoble, résistant connu sous le nom qu’il conservera d’abbé Pierre, député, militant international pour la paix, il fonde la première communauté Emmaüs en 1949. En 1954, face aux victimes de la rudesse de l’hiver, il lance sur les ondes radiophoniques son appel qui fera connaître son combat au grand public. Dès 1969, il donne à son mouvement sa dimension internationale. Emmaüs France voit officiellement le jour en 1985 et fédère aujourd’hui 296 groupes, dont la Fondation Abbé Pierre (née en 1992). Il s’éteint le 22 janvier 2007 à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris et repose dans le cimetière d’Esteville (76), village où il aimait venir se reposer. Dans un parc de 2 hectares, le Centre abbé Pierre – Emmaüs, lieu de mémoire et lieu de vie, revient de façon dynamique et pédagogique sur sa vie et l’actualité de son message. Sa chapelle et sa chambre, colorée et foisonnante, sont restées telles qu’il les a laissées. Ce lieu d’accueil est ouvert tous les jours. Les animations sont nombreuses et variées.

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