« Sous la réforme, la crise ! » par Mgr Brunin

Alors que la mobilisation sociale contre la réforme des retraites, en cours d’examen au Parlement, reste forte, Mgr Brunin, évêque d’Ajaccio, nous livre sa réflexion sur « ce que cache vraiment ce refus de la réforme proposée » en ce mois d’octobre 2010.
 

Notre pays est secoué par des mouvements sociaux d’une grande ampleur et qui traduisent un réel malaise au sein de la population. Le facteur déclencheur de ces mouvements est la réforme du système des retraites. Si tous s’accordent sur la nécessité et l’urgence de cette réforme, des voix nombreuses s’élèvent pour contester la manière de procéder et critiquer une réforme injuste. Que cache vraiment ce refus de la réforme proposée ?

Manifester une inquiétude
Au-delà de la question du système des retraites, les remous provoqués trahissent une double inquiétude face à l’avenir et à la question de la solidarité. La crise financière et économique s’est aggravée depuis trois ans, elle semble affecter durablement les équilibres sociaux. On doute désormais que la seule relance de l’économie, perçue trop unilatéralement dans une ligne quantitative, puisse ramener les choses comme avant. Du coup, l’inquiétude s’installe durablement, surtout chez les plus précaires et les plus fragiles de notre société. Des grands- parents et des parents sont persuadés que demain, leurs enfants vivront plus difficilement qu’ils n’auront vécu. Des jeunes s’épuisent à essayer de s’insérer de façon pérenne dans le monde du travail. C’est tout l’équilibre de vie qui en est affecté : pas d’accès au logement, pas de droit à une vie affective stable au sein d’une vie de couple, inquiétude à l’idée de devoir assumer les charges d’une famille.

Assurer les conditions d’une acception des réformes
Les exigences du développement de tous les pays et de tous les peuples dans un espace mondialisé, rendent nécessaires des modes de vie et des habitudes de consommation plus sobres dans les pays les plus riches. Mais les efforts consentis doivent être partagés. Aujourd’hui, les indicateurs de paupérisation dans notre pays sont au rouge. Trop de nos concitoyens sont touchés par le chômage, l’emploi à temps partiel ou précaire, la hausse du coût de la vie qui ne permet parfois plus d’assurer l’essentiel pour vivre dignement. Dans un tel contexte de frustration, d’incertitude et d’inquiétude, les moindres soupçons d’injustice et d’inéquité scandalisent et provoquent de vigoureuses réactions.

La crise économique se double ainsi d’une crise sociale et morale. Inquiets pour demain, souvent insatisfaits d’un aujourd’hui peu gratifiant, sans mémoire du passé, les individus sont confrontés au devoir de réussir leur vie et d’assurer l’avenir de leurs enfants dans un contexte incertain. Cette situation affecte leur capacité à faire des projets et devenir acteurs au sein de leur environnement social. Toute réforme qui semble menacer le fragile équilibre de leur existence et hypothéquer leur avenir leur devient insupportable. Pour consentir et adhérer aux réformes nécessaires, il faut une assurance personnelle que la précarité a mise à mal chez beaucoup de nos contemporains. Si des garanties de justice, d’équité et de respect de leur dignité humaine ne leur sont pas apportées, ils ne pourront adhérer à ces réformes. Seules de telles assurances permettront d’entrer dans un processus de rénovation sociale où il sera certain que l’homme ne sera pas le grand perdant.

La réforme des retraites et les réactions vives qu’elle suscite, révèle aussi un rapport problématique des personnes à leur travail. D’où vient le fait que ce qui devrait être le lieu d’un épanouissement personnel, d’un développement des potentialités, d’une utilité sociale, et d’une garantie d’assurer ses besoins pour vivre dignement, devient, pour beaucoup, le lieu de la contrainte, de la pression et de l’usure ? Il serait donc urgent, en parallèle à la réforme des retraites, de repenser les conditions de travail et de revaloriser sa dimension sociale comme l’Eglise y invite depuis longtemps dans sa doctrine sociale. Benoît XVI l’affirme dans son encyclique sociale de juin 2009, Caritas in veritate : «  En réfléchissant sur le thème du travail, il est opportun d’évoquer l’exigence urgente que les organisations syndicales des travailleurs, qui ont toujours été encouragées et soutenues par l’Église, s’ouvrent aux nouvelles perspectives qui émergent dans le domaine du travail. » (n° 64)

Dépasser le caractère économiste du travail
S’il paraît nécessaire de réformer le système des retraites par un allongement de la durée du temps de l’activité salariée, il est aussi nécessaire de l’accompagner d’une recherche concertée, dans le dialogue social avec tous les partenaires, d’une plus grande humanisation du travail. Dans une encyclique en septembre 1981, Jean-Paul II évoque « l‘erreur fondamentale que l’on peut appeler « l’erreur de l’«économisme» qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. » (Laborem exercens n° 13). Dans la même encyclique, le Saint-Père fournissait un critère d’évaluation de cette humanisation du travail : le salaire juste. « En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. » (ibid, n° 19)

Veiller à garantir à l’homme la dignité de son travail

Les débats engagés sur la pénibilité du travail ne sont qu’une approche en creux d’une question plus radicale, celle de la dignité de l’homme au cœur de son activité salariée. L’homme ne peut se réduire à n’être qu’un moyen de production. Par son travail, il s’insère comme membre de la communauté humaine que forme son entreprise.

Jean-Paul II, en avril 2002, avait rappelé l’urgence de trouver « un large consensus en faveur du travail digne ». Benoît XVI, sept ans plus tard, dans son encyclique sociale, précisera ce qu’il entend par travail digne : « Que veut dire le mot « digne » lorsqu’il est appliqué au travail ? Il signifie un travail qui, dans chaque société, soit l’expression de la dignité essentielle de tout homme et de toute femme: un travail choisi librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes et femmes, au développement de leur communauté; un travail qui, de cette manière, permette aux travailleurs d’être respectés sans aucune discrimination; un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient eux-mêmes obligés de travailler; un travail qui permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire entendre leur voix; un travail qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge de la retraite des conditions de vie dignes. » (n° 63)

L’Eglise catholique n’a pas de propositions à formuler pour légiférer sur la question des retraites ou des conditions de travail. Pour cela, elle fait pleine confiance au dialogue social entre tous les partenaires. Cependant, chrétiens, nous sommes instruits par la Révélation biblique qui valorise le travail de l’homme comme lieu important de son humanisation et de son épanouissement, le rendant participant de l’œuvre du Créateur dont il est l’image. Il est important que les fidèles laïcs du Christ s’engagent dans les débats actuels pour proposer les réflexions nourries par la foi à tous ceux qui sont concernés. Il est de notre responsabilité de faire valoir, dans le débat actuel sur ces réalités sociales qui touchent à l’humain et à l’avenir de nos sociétés, ce que l’enseignement traditionnel de l’Eglise nous apprend. Cette pratique participe de la nouvelle évangélisation.

Mgr Jean-Luc Brunin
Evêque d’Ajaccio
Octobre 2010
 

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