Martin Steffens : « Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger »

couv_Martin_Steffens_combat_spirituelFiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2017, n°10) sur le livre de Martin Steffens, « Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger. Éloge du combat spirituel » (Ed. Points, 2016), qui est une réflexion sur le mal.

Professeur de philosophie en classes préparatoires à Metz, Martin Steffens, qui est proche des Franciscains, est connu pour son agréable Petit traité de la joie. Dans son dernier livre, Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger, il aborde la face d’ombre de la personne humaine. Ce n’est pas un ouvrage théorique, mais plutôt un témoignage personnel sur le combat spirituel, enrichi par la réflexion philosophique de l’Auteur. Son intention est d’aider le lecteur à affronter l’épreuve morale quotidienne et ses démons intérieurs.

Le titre du livre est inspiré d’un vers célèbre du poète romain Térence : « Je suis un homme, je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » L’auteur en élargit le sens retenu habituellement, en prenant en compte la violence et le mal que nous faisons. Il rejette l’innocence présumée de l’homme, qui est marquée par le péché originel. Chacun de nous peut à tout instant faire tout le mal possible : « Nous sommes originellement concernés par la question du mal, cernés par sa possibilité. » Cette toile de fond rencontre de nombreux auteurs, parmi lesquels Léon Bloy, Bernanos, Simone Weil, Saint-Exupéry. On notera aussi une allusion rapide à Scupoli, qui reste la référence sur le thème du combat spirituel qui se livre à l’intérieur de nous-même.

Le livre peut être décomposé en trois moments : la prise de conscience du mal, notre impuissance à en venir à bout seuls, le recours nécessaire à Dieu.

Le premier moment nous confronte à la réalité du mal, que l’auteur présente comme une alternative au bien. L’homme peut, par ses propres forces, tenter de l’affronter par la sagesse et la philosophie. Ainsi la connaissance du mal permet de décider de choisir le bien. C’est le niveau du combat moral. L’auteur rejette avec lucidité la simple indignation qui ne conduit à rien. Sa réflexion sur le mal lui permet d’en identifier quatre visages successifs : l’omission (faire mal), la négligence (mal faire), la malice (faire du mal), la perversion (faire le mal).

Sa réflexion anthropologique, appuyée par l’histoire de la philosophie, tourne autour des trois dimensions de l’homme : le ventre, la tête, le coeur. La première est comme neutralisée, ramenée aux besoins vitaux. Elle se trouve réduite à la sensibilité, telle que mise en oeuvre dans les relations interpersonnelles. La seconde, qui est la source de la sagesse, se révèle souvent incapable de choisir le bien. Elle est facilement asservie au « ventre ». Reste le coeur qui est pour Steffens l’ultime arbitre qui permet de repousser le mal.

Le second moment conduit à constater l’insuffisance de la connaissance du mal. En effet, même si nous savons ce qui est mal, nous le faisons quand même. Et ayant décidé de nous corriger, nous tombons à nouveau dans nos travers honnis. C’est ce que l’auteur appelle le mystère du mal : nous restons impuissants et faibles.Car si l’attention portée à autrui et l’obéissance viennent renforcer notre capacité à résister au mal, elles sont insuffisantes : par nos incessantes rechutes, nous sommes même conduits à renoncer au combat, à consentir d’avance à notre défaite. C’est le cinquième visage du mal, le plus sournois, celui de l’abandon. Nous voici alors conduit au combat spirituel face à un tel désespoir.

Vient le troisième moment : la seule issue est de suivre le Christ, qui nous a précédés dans nos chutes. Si nous sommes tous disposés à la sainteté, encore faut-il accepter d’être humbles et contrits devant nos faiblesses. La liberté humaine se présente alors comme un risque : nous sommes tous confrontés au mal que nous faisons. Et la liberté que Dieu donne à l’homme va jusqu’à le laisser choisir le mal. Le remède est apporté par la miséricorde divine, mais nous devons renoncer à notre propre suffisance, et accepter de nous laisser sauver. Steffens s’arrête à plusieurs reprises sur ces hommes qui préfèrent, par orgueil ou par paresse, demeurer dans « la souille », vautrés avec complaisance dans leur propre péché.

Le combat spirituel tel qu’il est présenté n’est pas éthéré : il se tient au plus près des réalités quotidiennes, dans les actes posés à chaque instant, et l’auteur l’illustre au fil du texte par son expérience personnelle.

Steffens insiste sur un point essentiel : nous ne sommes pas seuls dans le combat spirituel. S’il y a une « communion des pécheurs » dans le mal (Bernanos), il y a aussi une communion des saints, soutenue par les anges qui sont nos alliés. De plus, puisque le Christ nous a précédés, nous sommes en fait déjà sauvés. Steffens nous invite à dire « merci d’avance » car avec Dieu, ce combat est déjà gagné, ce qui nous ouvre les portes de l’espérance.

L’ouvrage ne manque pas d’intérêt, et se lit avec appétit. Trois faiblesses toutefois.

1. Le mal est toujours pensé dans une perspective morale, quoique Steffens s’en défende parfois. En effet, tout le raisonnement proposé est construit autour de l’alternative visible entre bien et mal ; il ne resterait plus qu’à choisir, et donc à trouver la force de faire le bon choix. Le mal en soi n’est qu’effleuré, avec quelques pages sur Satan, mis rapidement hors-jeu. Or, dans nos vies, de nombreuses situations ne sont pas aussi claires : le mal ne dit pas toujours son nom, il peut se cacher derrière un bien apparent. Et parfois, les choix possibles nous semblent même tous aussi mauvais les uns que les autres. Le discernement (mot absent du livre) devient difficile, et nécessite le recours à une approche spirituelle d’un autre ordre.

2. Le « péché de l’esprit » n’est pas mentionné. Or la raison peut aussi verser dans le mal, le choisir volontairement : c’est le troisième degré de l’athéisme analysé par Edith Stein, celui qui veut s’opposer au divin et cherche à détruire ses oeuvres. Plus encore que l’impuissance de la raison face au mal, sa faiblesse congénitale (qui peut la conduire à rejeter sciemment le bien) implique de dépasser la seule sagesse dans la lutte intérieure. Si la faiblesse du pouvoir de la raison est bien développée par Steffens, sa perversion dans le choix du mal est éludée.

3. Le plaisir apporté par le mal est à peine évoqué, pour être aussitôt enfoui comme étant bestial, de l’ordre du « ventre » dans le lexique de l’auteur. Le marquis de Sade est mentionné, mais vite renvoyé dans l’ombre. Or ce plaisir permet de saisir à la fois le choix volontaire du mal et la persistance dans le péché. Thomas d’Aquin, et à sa suite Scupoli, insistaient sur l’importance de l’habitude pour que le pécheur se détourne de tels plis.

Malgré ces faiblesses, l’ensemble du texte est néanmoins agréable à lire, très vivant par les multiples témoignages et illustrations proposés. Destiné à un public de croyants déjà convaincus et cherchant à approfondir leur foi au quotidien, ce petit livre peut générer d’utiles réflexions sur notre chemin de sainteté, à poursuivre en communauté ou avec un conseiller spirituel.

Vincent Aucante

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