Charles Taylor : « Les livres qui rendent libres. Les avenues de la foi »

L’auteur de ce livre d’entretiens est renommé pour ses travaux sur la place du religieux dans la vie sociale, sur la sécularisation, sur le sujet moderne. C’est un philosophe chrétien qui a beaucoup écrit sur les dérives mais aussi sur les apports positifs de la modernité.

charles taylorParmi les livres les plus connus, citons : Les sources du moi : la formation de l’identité moderne, Seuil, 1998 ; Le malaise de la modernité, Cerf, 2002 ; L’âge séculier, Seuil, 2011. Jonathan Guilbault, éditeur et critique de cinéma, interroge Charles Taylor sur les livres qui ont compté dans sa foi chrétienne. Au cours de chapitres denses et remplis de références littéraires et philosophiques, cinq œuvres sont commentées.

Phénoménologie la perception de Merleau-Ponty fait partie, en tout premier lieu, des livres majeurs recensés par Charles Taylor. Ce livre représente pour celui-ci une critique des courants de pensée qui enferment dans des mécanismes niant la dimension spirituelle et la question du sens inhérente à l’expérience humaine de toute personne. Parce qu’il est corps conscient, notre corps est un champ de significations : « Quand je marche, je vois le chemin devant moi, j’entends le bruit de mes bottes, je sens le sol sous mes pieds : toutes ces sensations s’influencent mutuellement et créent une sorte de familiarité avec le terrain. Mon sens de la vision s’exerce en fonction de ce que je perçois, au même moment par mes autres sens » (p. 33). Charles Taylor recommande chaleureusement la lecture de phénoménologie de la perception en raison de son style et de la force de son propos.

Les poésies de Hölderlin ont également contribué à façonner la foi de Charles Taylor. Au cours de ses études, une découverte du romantisme allemand l’a conduit à l’œuvre majeure de Hölderlin. « Non seulement la poésie de Hölderlin nous montre, nous convainc que tout tient ensemble dans le monde, mais elle nous donne l’impression très forte de toucher à ce mystère, d’y être introduit tout entier. Son art ne fait que révéler : il crée aussi une relation, il fait l’articuler à quelque chose » (p. 50). Pour Charles Taylor ce qui a fait émerger la poésie romantique, c’est, par-delà le rationalisme des Lumières et le développement de la science, l’affirmation de l’importance des signes dont le monde est rempli. Il constate que le sentiment d’exil chez les romantiques rejoint une aspiration à retrouver l’unité perdue, à renouer avec cette grande force de vie traversant le monde. Il s’interroge : « Est-ce que ce sentiment a quelque chose de chrétien ? Est-ce qu’un parallèle peut-être établi avec les mystiques ? Ne nous empressons pas de répondre par la négative. Certes Hölderlin n’a certainement pas fait l’expérience d’une rencontre personnelle avec Jésus, à la manière de sainte Thérèse d’Avila. Mais rappelons-nous que “les voies du Seigneur sont insondables. ” (Ps 92, 6) » (p. 69).

Le chapitre peut-être le plus étonnant est celui consacré à Baudelaire avec Les Fleurs du mal. Ce recueil de poèmes a profondément marqué Charles Taylor : « L’ennui, la mélancolie, l’acédie, le spleen. On ne peut pas saisir l’originalité foncière de Baudelaire en faisant l’économie de ces réalités. (…) On peut dire que grosso modo, le spleen baudelairien est la version moderne, sécularisée de l’acédie chrétienne, cette fameuse ”tiédeur” dans la vie spirituelle, qui asséchait les capacités d’amour – des moines du moyen Âge notamment » (p. 86). Difficile pourtant d’arrimer Baudelaire au christianisme ! Deux chemins s’ouvraient au poète pour sortir du spleen : celui d’un élan vers Dieu et d’une recherche de sens avec une lucidité renouvelée, ou celui de la fascination pour ce qui dégrade le sens et la personne. Il a manqué à Baudelaire l’ouverture à la grâce qui vient d’un autre. Cette dimension est absente chez le poète français.

Le quatrième ouvrage commenté par Charles Taylor est le roman de Fiodor Dostoïevski Les Frères Karamazov. Dans les années 1950, travaillé par la question du salut individuel indissociablement lié au salut universel, il découvre Dostoïevski. Déjà, auparavant, il avait fait l’expérience de la liturgie pascale à la cathédrale russe orthodoxe, à Montréal, et en avait été profondément ému. Il était ainsi préparé à la lecture du grand romancier russe. Pour Dostoïevski, comme pour les romantiques, on devient libre dans la mesure où l’on se rend disponible à une communion avec la grande force qui circule dans le monde créé. C’est sur cette idée de communion que s’achève Les Frères Karamazov. La réponse à la question du sens de l’existence consiste en des gestes qui permettent ou renforcent la communion. C’est toute la vie d’Aliocha qui répond à son frère Ivan, le révolté. Interrogé par Jonathan Guilbault sur le christianisme dramatique prôné par Dostoïevski, Charles Taylor répond : « Une conception dramatique de la foi chrétienne peut mener au recroquevillement, à l’Église forteresse ou au fidéisme ; mais elle a le mérite d’éviter de trop faciles compromissions avec ce qui freine l’élan de la foi évangélique. Quand la foi se fait trop accommodante, elle se dénature et oublie la croix » (p. 133-134).

Un dernier entretien porte sur Fidèle à l’avenir, un ouvrage de frère Émile de la communauté de Taizé. Pourquoi Charles Taylor a-t-il choisi ce livre ? Pour deux raisons : parce qu’à Taizé « le caractère oecuménique de l’endroit distille une atmosphère d’ouverture, et la qualité particulière de l’accueil dispose efficacement à faire des rencontres d’une grande profondeur. L’autre raison est que le livre de frère Émile « résume avec une concision admirable les grandes lignes de force de la pensée de Congar » (p. 145). L’expression du concile Vatican II concernant « les signes des temps » éclaire le changement de posture de l’Église devant la modernité et dans le rapport à sa Tradition. « L’Église est essentiellement pérégrine. Quand elle médite sur les signes des temps, elle doit marcher sur un sentier étroit bordant deux fossés : une trop grande impatience d’apporter les changements requis – ce qui peut mener à des incompréhensions faisant du remède un mal pire que la maladie ; et une pusillanimité paralysant ses mouvements » (p. 153).

Le livre de Charles Taylor est stimulant à plus d’un titre. Peut-être est-il difficile de voir les points communs entre les cinq auteurs qui ont interpellé sa foi. Dans les dernières pages de ce livre d’entretiens, Jonathan Guilbault résume le fil conducteur en disant que tous les auteurs cités, chacun à leur façon, ont tous en commun d’avoir défendu la liberté contre la menace des systèmes qui broient des vies et qui se traduisent en injustices.

Hubert Herbreteau