Alain Bentolila, L’école contre la barbarie

L-ecole-contre-la-barbarieCet ouvrage place très haut et à juste raison l’ambition que devrait avoir l’école : armer tous les enfants contre la barbarie : « La barbarie est une rupture brutale avec le principe qui fonde notre humanité : le respect de la vie, la nôtre et celle des autres. » Or une école qui programme dès l’école maternelle l’échec des enfants les plus fragiles, qui se résigne au ratage de l’entrée de trop d’enfants, dans le monde du langage, de la parole, de l’écriture, de la lecture, prépare assurément ces enfants à dériver vers la barbarie.

Alain Bentolila est un linguiste connu, il explique comme personne ne l’a fait avant lui comment l’insécurité linguistique à laquelle on condamne trop d’enfants les exclut de la civilisation. Pour lui c’est dans la pratique même de la classe, dans la manière dont notre école traite les apprentissages fondamentaux que se gagne ou se perd la bataille de la civilisation.
Or pour beaucoup trop d’enfants dès la petite enfance commencent le tunnel qui conduit dans la vie adulte à l’illettrisme. À l’entrée au cours préparatoire, moment de l’acquisition de la lecture et de l’écriture, ils sont « plus de 9 % à ne connaître que 300 mots alors que la moyenne est de 1 000 mots. Dès cinq ans il manque à ces enfants les « mots pour dire le monde ». Le scandale est que ces déficits de départ ne sont pas résorbés. « Sur 100 élèves en difficultés en 6ème, quatre-vingt-quatorze le sont en 3ème. » Au bout de ce couloir vers l’échec, vient comme solution la violence : « dès que les mots viennent à manquer alors ce sont les coups qui partent » (p. 39).

Mais l’auteur ne se tient pas à ce constat. Au coeur de l’échec il analyse un positionnement existentiel. L’abandon dans lequel se trouve l’enfant engendre en lui une grave renonciation à inscrire sa trace en autrui par la parole. Dans la métamorphose de l’école que nous présente l’auteur, tous devraient garder cette confiance en leur pouvoir de laisser trace d’eux-mêmes sur les autres et sur le monde : « Tous seront soucieux de laisser trace d’eux-mêmes sur les autres et sur le monde afin de ne pas sombrer dans le désespoir de n’avoir rien été » (p. 164). La métamorphose de l’école que l’auteur propose s’attaquera donc dès les tout petits de la maternelle à encourager chez l’enfant la passion native de l’acquisition et de l’usage des mots, puisque l’insécurité linguistique des débuts est à la base des échecs ultérieurs et dans toutes des disciplines. Mais en même temps, il s’agit, insiste Alain Bentolila, de nourrir la confiance de l’enfant dans la parole, dans le langage. C’est à une révolution dans le positionnement de l’éducateur par rapport à l’enfant. L’ouvrage fourmille d’indications concrètes pour bouleverser la pratique éducative : il ne s’agit rien moins que de « transmettre le pouvoir de la langue et de la pensée », de refuser de programmer comme une fatalité l’échec des plus fragiles, apprendre ce que parler veut dire, c’est-à-dire donner pleinement le sens civilisateur du langage. L’urgence est aussi de développer de manière systématique « la capacité de comprendre efficacement des textes, d’inventer des ateliers de compréhension de textes. »

Au total Alain Bentolila développe onze propositions fondamentales avec au point de départ l’idéal d’une école « qui prendra soin des petits enfants ». Celle-ci devra les ouvrir à la « conscience » d’acquérir plus de pouvoir sur eux-mêmes et sur le monde. Parmi les propositions toutes importantes, citons celle qui préconise « d’établir des transitions aux points névralgiques » c’est-à-dire des périodes assez longues où l’on diagnostique les difficultés de chaque élève pour instaurer « une remise à niveau » (p. 120).

Soulignons en conclusion la proposition que l’école « doit réconcilier laïcité et spiritualité » (p. 189). Relevons la formule choc de ces pages éclairantes : « L’école ne doit pas laisser voler ‘l’idée de Dieu’ par des faux prophètes qui interdisent à leurs disciples d’exercer leur propre droit à leur propre élévation » (p. 191).

L’ouvrage d’Alain Bentolila remplit pleinement la promesse de son titre : « L’école contre la barbarie ». Il a la lucidité rare d’aborder de front la question centrale du sens humain de la parole et du langage. Il situe l’enjeu de l’humanisation par l’école non au niveau de quelques déclarations de principes mille fois inefficacement répétées mais comme une interpellation radicale sur le mal que notre école, nous tous, faisons aux enfants. Il ouvre un champ immense d’initiatives efficaces, et simplement possibles maintenant. C’est un livre à faire lire à tous les éducateurs.

Guy Coq