L’art entre farce et fric

boggsUn artiste vraiment à part est décédé début 2017 aux États-Unis, à l’âge de 62 ans. J.S.G. Boggs dessinait des billets de banque : des dollars, mais aussi des livres sterling, des francs suisses… Ce n’était pas un travail de faussaire : le format était plus grand, le verso du papier restait vierge et, si la reproduction paraissait minutieuse et réussie, maints détails étaient modifiés. L’effigie était celle non pas d’un héros national, mais d’un personnage inattendu ou inconnu, voire un autoportrait de l’auteur. Les signatures d’authentification étaient la sienne, au titre de Secret of the Teasure (« Secret de la Taquinerie »), au lieu de Secretary of the Treasury (« Secrétaire du Trésor »), ou Teaser (« Taquin »), au lieu de Treasurer (« Trésorier »), of the United States. Certaines inscriptions étaient également loufoques : Kunstbank of Bohemia (« Banque artistique – en allemand ! – de Bohême), au lieu Federal Reserve Bank (« Réserve bancaire fédérale »), etc.

Boggs ne vendait pas ces dessins et s’en servait pas non plus pour acheter quoi que ce soit : il les échangeait contre ce qu’il désirait se procurer. Il offrait un billet à la fois hyperréaliste et fantaisiste du montant du prix « normal » arrondi à la dizaine, la centaine ou le millier supérieur selon qu’il s’agissait d’un hamburger et d’un coca, de vêtements ou d’une voiture. Quand le vendeur (ou, plus souvent, la vendeuse) exigeait du véritable argent, il répondait qu’il proposait une œuvre unique et précieuse, et que la somme affichée sur les billets imprimés par les banques centrales n’était pas plus fiable, vu que son pouvoir d’achat variait d’un extrême à l’autre selon le lieu et l’époque.

Quand ce boniment marchait, il demandait qu’on lui rende la monnaie (différence entre le prix marqué et la somme indiquée sur son billet dessiné). Il réclamait aussi un reçu, qu’il faisait suivre (avec la monnaie, afin de ne rien empocher personnellement) à des amateurs d’insolite, lesquels s’empressaient d’aller payer le dessin bien plus cher qu’il n’avait été « acheté » à celui ou celle qui l’avait reçu en paiement et qui du coup faisait un somptueux bénéfice. Ainsi, personne n’était lésé, les amateurs s’appropriaient un objet qui avait une histoire (le troc étant parfois filmé en caméra cachée) et c’était bien de l’art contemporain, puisqu’il n’y avait pas seulement une production matérielle, mais encore une « performance » et, pour le collectionneur, l’excitation d’avoir à retrouver l’objet et négocier son acquisition.

Comme c’était prévisible, J.S.G. Boggs a été poursuivi par la police et devant les tribunaux. Mais il n’a jamais pu être condamné, ni comme faussaire ni comme escroc. Mieux : de grands musées ont acheté de ses œuvres. Au-delà du canular, c’était une critique de l’art « contemporain », suggérant que les « créations » n’ont en elles-mêmes aucune valeur, et uniquement celle que leur confère la demande, qui dépasse l’offre : ce que Boggs avait échangé contre des biens estimés à quelques dollars serait évalué en centaines de milliers sur le marché de l’art. C’était en même temps une subversion de la toute puissante finance, en montrant qu’un argent fictif pouvait servir à fabriquer de jolies bulles. Une limite d’un tel art est que cet authentique provocateur s’est finalement avéré moins doué en business que les chouchous des experts et autres commissaires d’exposition, et donc des investisseurs et des médias.

Gustav_Metzger,_Manchester_International_Festival_2009_(3693540702)Un autre pionnier de l’art « contemporain » vient également de disparaître : Gustav Metzger. Il était né en 1926 en Allemagne. Il bénéficia début 1939 du Kindertransport, une opération humanitaire britannique, motivée par les premières manifestations de l’antisémitisme nazi : dix mille enfants juifs furent exfiltrés par des volontaires et placés dans des familles anglaises. Les parents de Gustav Metzger périrent à Buchenwald. Lui passa le reste de sa vie au Royaume-Uni, mais resta marqué, révolté contre les capacités technologiques et industrielles qui accentuent les inégalités et offrent des moyens sans précédent de destruction de la nature et d’avilissement de l’humanité. Il se déclara donc trotskiste et milita contre le consumérisme et le nucléaire aussi bien civil que militaire. Il ne se maria pas et n’eut jamais de domicile fixe. Mais il s’aperçut que l’art pouvait réveiller les consciences. Évidemment pas l’art des musées et encore moins celui des galeries et des biennales qui sont des produits du « système » et le confortent.

C’est pourquoi, dès la fin des années 1950, il lança deux innovations qui n’ont été reprises que trente ou quarante ans plus tard : l’œuvre d’art qui d’une part s’autodétruit, d’autre part et en conséquence n’est pas un objet pérenne, mais un événement (un happening) et de l’action (une performance) devant un public. Exemples : des toiles de nylon superposées, de couleurs différentes, sur lesquelles est projeté de l’acide qui les décompose peu à peu, créant des effets violents qui laissent finalement place à du vide avec des lambeaux dégoulinant sur le cadre et au dehors ; des plaques de verres suspendues en l’air par du ruban adhésif trop faible pour leur poids et qui au bout d’un moment s’écrasent en éclatant sur le sol ; pour du spectacle de plus longue durée : de minces feuilles de métal oxydable accrochées à l’extérieur, qui rouillent et tombent en poussière au bout de quelques semaines…

Gustav Metzger réussit à choquer ponctuellement, mais n’eut de succès que tardivement, lorsqu’une de ses créations de 1965 fut mise à l’honneur en 2005 et entra dans des musées (à Londres et aussi à Lyon) : l’activité de cristaux liquides de toutes les couleurs, projetée sur des écrans en demi-cercle et dessinant des formes bigarrées, sans cesse changeantes et imprévisibles.