La prévention du suicide des adolescents

Comité épiscopal pour la Santé
Commission sociale des évêques de France
Octobre 2001

Réflexions Pastorales

Un Atelier de travail du Comité épiscopal pour la Santé a mené une réflexion sur la prévention du suicide des adolescents. Des experts – médecin, psychiatre, psychologue et théologien – ont été invités à apporter leurs éclairages sur les divers aspects de la question.

La note qui suit est adressée aux Évêques et aux responsables pastoraux des diverses communautés de leurs diocèses, en souhaitant qu’elle puisse favoriser la prise de conscience de la gravité de cette question et de l’urgence d’une attention pastorale à ce problème de santé révélateur d’un mal-vivre des jeunes.
Nous aimerions la destiner également à tous les responsables de Mouvements de jeunes, aux éducateurs en milieu scolaire ou social, aux animateurs de la Pastorale Familiale…
Nous croyons qu’ils pourront en tirer profit pour éclairer leurs relations quotidiennes avec les jeunes, et nous attendons leurs éventuelles réactions pour approfondir le débat sur ce sujet et d’enrichir cette réflexion.

 

Un cri d’alarme

Avec environ 1000 cas chaque année, le suicide représente dans notre pays la deuxième cause de mortalité des jeunes entre 15 et 20 ans, après les décès par accident. Et pour cette même tranche d’âge, le nombre de tentatives, qui est dix fois supérieur à celui des suicides, ne cesse d’augmenter. Les garçons, qui ont recours à des moyens plus violents, sont deux fois plus nombreux à se donner la mort, mais les filles, en revanche, font plus de tentatives.
A ces gestes, il faut ajouter certains comportements que l’on qualifie également de suicidaires, tels que les conduites à risque ( vitesse sur la route, sports extrêmes, consommation de produits dangereux…) ou les fugues..

Cette réalité est d’autant plus intolérable qu’elle est évitable !

Chez les adultes, les causes de suicide sont complexes et souvent difficiles à démêler ; mais elles sont, dans la majorité des cas, liées à un projet longuement élaboré et mûri, accompagné d’une volonté de se donner la mort.

Il n’en va pas de même pour l’adolescent : la tentative de suicide est d’abord un cri révélant une souffrance, un appel pour trouver un chemin de vie. L’acte suicidaire est souvent un geste spontané, beaucoup plus violent et hors de proportion avec l’épreuve vécue. Le suicide d’un adolescent reste ambivalent, puisque le geste qui peut conduire à la mort procède paradoxalement d’une attente excessive de la vie.

Pour certains, le suicide est lié à une situation d’échec et peut traduire un désir de vivre autrement. Pourtant, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas la majorité des cas et souvent le jeune qui passe à l’acte ne se caractérise pas par un isolement social, ni par le manque d’activités ou de loisirs : sa vie relationnelle est alors comparable à celle des jeunes de son âge.

Pendant longtemps, le suicide a été occulté. Au cours de ces dernières années, beaucoup d’efforts ont été entrepris pour développer la prévention auprès des adolescents et des jeunes, aussi bien dans le milieu éducatif que par les actions de santé publique. Depuis 1997, une journée nationale de prévention du suicide permet de prendre la mesure du phénomène. De nombreuses Régions ont fait de ce problème une de leurs priorités sanitaires ; les initiatives locales se multiplient, associant de nombreux partenaires. Bien des tabous relatifs au suicide sont tombés dans la société et l’on accepte plus facilement aujourd’hui d’en parler ouvertement en famille, à l’école ou avec des professionnels de santé.

Des points d’attention pour la prévention

Le danger serait grand de ne pas prendre au sérieux les comportements à risques, les conduites ou tentatives suicidaires sous prétexte qu’elles se produisent au moment critique de l’adolescence … et que cela doit passer avec l’âge ! En ce sens, la notion de « crise de l’adolescence » a parfois empêché que les réponses les plus appropriées soient recherchées face au mal-être des jeunes.

Appelé à vivre de profondes ruptures avec les sécurités de l’enfance qu’il vient de quitter, l’adolescent est particulièrement fragile et vulnérable. Il connaît de nombreuses frustrations et souffre de ne pas voir s’accomplir les images de soi-même ou des autres auxquelles il rêve pourtant.

L’augmentation du nombre de suicides chez les jeunes depuis quelques années n’est pas sans rapport avec la dégradation des conditions familiales et sociales. Les familles sont marquées par les ruptures et les divorces, les violences et l’inceste, ainsi que par le flottement de l’image parentale. Les problèmes sociaux retentissent à la fois sur les jeunes eux-mêmes (angoisse de l’avenir, concurrence scolaire, peurs et exclusions, …) et sur la famille.

Les tentatives de suicide ont souvent pour point de départ des situations qui semblent anodines, telle qu’une mauvaise note scolaire, une réprimande familiale ou une déception sentimentale.

Certains signes doivent susciter la vigilance parce qu’ils peuvent révéler chez un adolescent un état de fragilité accrue. Ils sont de différents ordres :
– la persistance de difficultés scolaires ou de problèmes relationnels,
– l’agressivité et la violence,
– l’apparition de signes pathologiques fonctionnels comme des céphalées, des douleurs abdominales, ou encore des troubles du sommeil ou du comportement alimentaire,
– la prise régulière de psychotropes, ou de produits comme l’alcool, la drogue ou d’autres euphorisants,
– l’existence de violences physiques ou d’agressions sexuelles dont le jeune a été victime,
– la fugue qui doit être considérée comme l’équivalent d’un premier passage à l’acte, et que l’on retrouve dans les antécédents de plus de 30% des jeunes suicidants.

A l’expérience, aucun geste ne peut être considéré comme banal. Rappelons qu’un tiers des adolescents ayant fait une tentative de suicide récidivent dans l’année, surtout en l’absence d’une prise en charge appropriée. Il est donc indispensable que tous ces signaux d’alerte soient pris au sérieux, et donnent lieu, sans attendre, à consultation, voire hospitalisation, pour permettre une prise en charge thérapeutique.

La tentative de suicide contient un message de détresse adressé à un entourage familial lui-même parfois en difficulté et qu’il faut pouvoir soutenir et aider. Tous les jeunes, et pas seulement ceux qui paraissent en situation de grande fragilité, nécessitent une attention toute spéciale de la part de ceux et celles qui sont naturellement ou habituellement plus proches d’eux. On peut ici évoquer la place que tiennent dans le milieu familial les frères et sœurs et parfois les cousins, proches par l’âge, ainsi que la génération des grands-parents qui reçoivent souvent les confidences des adolescents.

Dans le milieu éducatif, les enseignants et autres éducateurs ont également un rôle important à jouer dans ce travail de prévention : écoute attentive des jeunes et regard positif sur eux. Il est important que l’école puisse aider à révéler et développer ce qui peut valoriser le jeune, surtout dans les situations d’échec scolaire. Infirmières scolaires et travailleurs assistants sociaux sont particulièrement bien placés pour discerner ce qui ne « tourne pas rond ».

Mais c’est surtout avec leurs copains que les jeunes parleront le plus facilement de leurs rêves, de leurs peines, de leurs projets…

Des espaces de responsabilité

La prévention du suicide des jeunes passe donc plus largement par une attention particulière à ce qu’ils disent et font, en tentant d’y décrypter leur souffrance et les signes de détresse. Ces derniers sont souvent ténus, d’autant plus que la majorité des jeunes ont peu de mots pour exprimer leur mal-être.

Il est essentiel, dans toute relation avec eux, de leur permettre de forger leur identité, de les aider, si besoin est, à retrouver l’estime d’eux-mêmes et de les inviter à construire un avenir donnant sens à leur existence.

Le premier travail est d’accompagner l’adolescent lui-même, en s’intéressant à lui, en valorisant ses compétences, en s’appuyant sur ce qu’il sait faire, en faisant appel à ses possibilités d’engagement responsable. Il faut favoriser toutes les occasions qui lui permettront de parler de ses problèmes scolaires, familiaux, relationnels et affectifs.

Pour aider ce temps de l’adolescence, il est bon de pouvoir inviter les jeunes à s’inscrire dans un réseau de relations ouvert et diversifié. L’adolescent ne trouvant pas toujours un tel milieu favorable, toutes les initiatives visant à favoriser sa création seront bienvenues, et pourront contribuer à ce travail de prévention :
– insistance sur le rôle des copains, de la fratrie, des grands-parents parfois mieux acceptés au moment de l’adolescence que celui – pourtant irremplaçable – des parents.
– multiplication des lieux où les jeunes pourront s’investir dans ce qu’ils aiment faire et où ils seront reconnus et valorisés (clubs sportifs, orchestres, Mouvements de jeunes tels que le scoutisme ou autres…)
– valorisation de tout ce qui contribue à une véritable convivialité entre jeunes, mais aussi des jeunes avec les autres générations. Il est important que le temps des adolescents puisse rencontrer le temps des adultes !

Voilà pourquoi le travail d’accompagnement concerne également les adultes et plus spécialement les parents. Il faut pouvoir les aider à accepter de devenir des « alliés thérapeutiques » dans cette tâche d’éducation à la vie. Confrontés dans leur propre vie à des situations difficiles à assumer, ils cherchent souvent comment rester à l’écoute de leurs jeunes, mais risquent aussi parfois de les étouffer. Des propositions de rencontre, des occasions de parole partagée restent sans doute à inventer et à organiser pour permettre à toute une génération d’adultes de redécouvrir leur rôle de parents sans excès de culpabilité, et ainsi de mieux l’exercer.
Le soin apporté aux lieux d’accueil et d’écoute, pour les jeunes et leur famille, est une priorité dans la société d’aujourd’hui.

Des chemins pour la foi

En face de toute cette réalité, les chrétiens ont à faire honnêtement le point : comment peuvent-ils contribuer aux efforts collectifs de prévention ? La réponse suppose un travail de discernement qui mobilise aussi bien les ressources communes que celles de la foi.

En premier lieu, on peut puiser dans la tradition chrétienne quelques points d’appui pour aider à lutter, en amont, contre le suicide des jeunes.
Sur le plan spirituel, une éducation rappelant que la vie telle qu’elle nous est donnée est à recevoir avec reconnaissance, permet de développer une véritable attitude de responsabilité personnelle (nul ne choisit son pays, sa famille, son sexe, ou son époque). Accepter son existence malgré sa fragilité mais en y découvrant le trésor qu’elle représente, la vivre comme une mission confiée par le Seigneur, peut devenir source de joie pour un jeune comme pour son entourage : « car, où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (Lc 12, 34).
Sur le plan social, les paroisses, les mouvements et les aumôneries ouvrent des espaces d’accueil et de rencontre, des lieux de vie et de partage proposant aux adolescents et aux jeunes des activités variées dans lesquelles leur sont confiées de vraies responsabilités favorisant l’estime de soi. Si l’excès de mal-être a des causes psychologiques et physiologiques qui doivent être traitées au plan médical, n’oublions pas que le soutien fraternel d’une communauté chrétienne peut aussi aider un jeune à persévérer dans une démarche thérapeutique.
On sait en outre que ce sont les engagements au service des autres, pris souvent dans la foi, qui ont aidé certains adultes à tenir et à durer. Toutes ces initiatives sont à encourager et développer par les éducateurs, qu’il s’agisse du choix d’un métier ou d’une proposition plus ponctuelle d’action.

En second lieu, il faut réfléchir aux paroles et aux rites développés dans les célébrations religieuses, lorsqu’une personne s’est donné la mort. L’attitude de l’Église a ici beaucoup changé : on valorise aujourd’hui l’accueil des familles, des proches et des camarades. Lorsqu’il s’agit d’un adolescent, on prendra utilement contact avec l’équipe de soutien psychologique qui intervient dans l’établissement, de sorte que l’expression religieuse du drame soit aussi appropriée que possible. On veillera notamment à ce que la mort, qui fascine trop souvent les jeunes, ne prenne pas une place excessive. On sait en effet que le suicide peut devenir chez les jeunes un mal contagieux.

Du reste, la foi chrétienne s’attache à célébrer l’infinie dignité de toute vie humaine, promise à la vie éternelle. C’est pourquoi l’Église ne cesse de réprouver le suicide, même quand elle proclame la miséricorde infinie de Dieu pour les personnes (1).

En troisième lieu, et c’est ici l’aspect le plus original, on s’efforcera d’apporter des réponses de foi à la souffrance liée au suicide des jeunes. Il s’agit bien là du témoignage de l’espérance chrétienne : traversant les angoisses de la vie et de la mort, Jésus-Christ a donné sa vie pour tous et Dieu l’a ressuscité le troisième jour. L’Évangile, message de vie, sert la santé de l’homme et des jeunes en particulier. La seule perspective de santé publique n’épuise donc pas le problème du suicide.

La condition humaine est inséparable d’une certaine inquiétude, face à laquelle certaines échappatoires peuvent être déshumanisantes : drogue, sexe, argent, recherche de toute puissance… L’angoisse qui surgit à l’adolescence n’est pas sans rapport avec le mystère de la liberté. Cette expérience, qui porte assurément une blessure, peut cependant déboucher sur le beau risque de la confiance et de la vie.

La responsabilité des croyants est d’aider les jeunes à trouver une attitude spirituelle juste devant leur vie et de les accompagner sans faux-semblant, lorsque l’angoisse se présente, pour qu’ils apprennent peu à peu à lui donner sens. « Chacun de nous vit quelque chose de difficile, qui conduit à la pensée de la mort ou de l’absence d’avenir. La Bonne Nouvelle intervient dans cette tentation du découragement. Elle nous permet de la dépasser, non sans une peine qui est à reprendre chaque jour » expliquait le Cardinal Eyt, archevêque de Bordeaux, quelques semaines avant sa mort (2).

Des paroles de cette nature sont vitales pour les jeunes : lucides sur les difficultés, elles désignent en même temps un travail intérieur, porteur d’espérance. Dans leur effort de prévention, les croyants ne doivent pas craindre d’aller jusqu’à ce niveau de profondeur existentielle qui rejoint le risque de la foi.

Le fait que Jésus ait partagé nos angoisses a été source de confiance pour toutes les générations de ses disciples. « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? La détresse ? L’angoisse ? La persécution ? La faim ? Le dénuement ? Le danger ? Le supplice ? … En tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés » écrivait déjà Saint Paul aux chrétiens de Rome (Rm 8, 35-37).
Puissent les communautés chrétiennes susciter des témoins qui connaissent le prix, et de l’angoisse humaine, et de l’espérance ouverte par Celui qui proclamait : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).

Comité épiscopal pour la Santé

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(1) cf. Catéchisme de l’Église Catholique n° 2280-2283. L’insistance y est mise sur les points suivants : l’homme est responsable de sa vie et il la reçoit avec reconnaissance, comme un intendant, car il n’en est pas propriétaire; le suicide est contraire à l’amour du Dieu vivant, mais on ne doit jamais désespérer; l’Église prie pour les personnes qui ont attenté à leur vie…. [Retour]

(2) Message du cardinal Pierre Eyt à la veille de la fête de Pâques (10 avril 2001). [Retour]