L’église catholique et la loi du 9 décembre 1905, cent ans après.

1. A un siècle de distance de la loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Eglises et de l’Etat », nous, évêques de l’Eglise catholique en France, souhaitons nous exprimer publiquement sur le cours d’une histoire qui a marqué notre pays et qui, au fil du temps, a contribué à modifier en profondeur les rapports entre l’Eglise catholique, les pouvoirs publics et la société française. La lettre que le pape Jean-Paul II nous avait adressée le 11 février dernier nous invitait à cette relecture et nous proposait un éclairage sur des points qui restent encore en débat actuellement.

De l’affrontement à l’apaisement

2. La loi du 9 décembre 1905 a été ressentie, au moment où elle a été votée, comme une violence et un véritable traumatisme par beaucoup de catholiques français. Elle semblait venir comme un point d’orgue après la guerre de l’école, le refus de reconnaissance légale de beaucoup de congrégations, l’expulsion de leurs membres et la rupture unilatérale des relations diplomatiques de la France avec le Saint-Siège. Cette loi a été jugée inacceptable en 1906 et 1907 par le pape Pie X dans ses encycliques Vehementer nos, Gravissimo officii et «Une fois encore ». Le pape Pie XI lui- même en 1924 dans son encyclique Maximam gravissimamque, dans laquelle il préconise la création d’associations diocésaines, ne reviendra pas sur la position de son prédécesseur. Comment expliquer alors que l’Eglise catholique en France se satisfasse aujourd’hui d’une situation initiée par cette loi de 1905 ? Tout simplement parce que le siècle écoulé depuis la promulgation de la loi a vu se produire d’importants changements.

3. Il faut tout d’abord noter que la loi de 1905 a été, de 1907 à nos jours, plus d’une fois complétée par d’autres dispositions législatives ou réglementaires, et interprétée par la jurisprudence. Plusieurs fois, en effet, et dès les premières années qui suivirent son adoption, cette loi fit l’objet, par la jurisprudence des tribunaux et la pratique administrative, d’interprétations ouvertes, dans la ligne indiquée par Aristide Briand lui-même : ce qui aurait pu être une loi de combat a cédé devant un esprit d’apaisement. 

4. Contacts, dialogue, recherche commune entre l’Eglise catholique et l’Etat devaient faciliter la recherche de solutions ne tombant pas sous le coup des trois raisons majeures qui avaient motivé le refus pontifical :

  •  La loi de 1905 était une rupture unilatérale, sans même une dénonciation par voie diplomatique, d’une convention internationale, le concordat de 1801. Les relations avec le Saint-Siège étaient rompues. Sans compter que l’application de la loi s’est faite dans des conditions particulièrement injustes et éprouvantes pour un certain nombre de catholiques, surtout parmi les religieux et les prêtres. Le rétablissement, en 1921 des relations diplomatiques, à l’initiative du Gouvernement de la République, et l’accord de 1923-1924 entre la France et le Saint-Siège allaient ouvrir une issue. 
  • La loi de 1905, dans les dispositions touchant l’organisation des cultes, risquait de ne pas respecter la nature de l’Eglise catholique et sa structure hiérarchique. En effet, les « associations cultuelles » prévues par la loi ne garantissaient pas suffisamment la responsabilité propre de l’évêque dans le diocèse ou du curé dans la paroisse. Finalement, l’interprétation autorisée de la loi par le Conseil d’Etat et cet échange de lettres (de 1923-1924) entre le Saint-Siège et le Gouvernement mirent en évidence qu’il était possible de parvenir à un accord entre la législation républicaine et les normes canoniques de l’organisation ecclésiale, expression de la liberté de l’Eglise catholique. 
  • La loi de 1905 invoquait dans son titre une séparation qui paraissait inacceptable à beaucoup de catholiques dans le contexte d’alors. L’expérience et la réflexion ont permis de mieux rapprocher la notion de séparation de celles d’indépendance, d’autonomie et de coopération utilisées plus tard par le concile Vatican II pour caractériser les relations de l’Eglise catholique avec la communauté politique : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération » (Gaudium et spes n° 76 § 3).

5. C’est donc tout ce travail de dialogue, d’ajustement et de négociation au long d’un siècle qui a permis de calmer les passions, de se découvrir et de s’apprécier mutuellement. Aujourd’hui, les pouvoirs publics et l’Eglise catholique sont ainsi parvenus à des relations plus sereines, comme le soulignait le pape Jean-Paul II dans sa Lettre évoquée plus haut : « Cette paix, acquise progressivement, est devenue désormais une réalité à laquelle le peuple français est profondément attaché. Elle permet à l’Eglise qui est en France de remplir sa mission propre avec confiance et sérénité, et de prendre une part toujours plus active à la vie de la société, dans le respect des compétences de chacun » (n° 2). 

Notre conception de la laïcité

6. Cette expérience d’un siècle de relations entre l’Eglise catholique et l’Etat nous permet aujourd’hui de mieux définir ce que nous entendons par laïcité et d’expliciter ce que nous affirmions en 1996 dans la Lettre que nous adressions aux catholiques de France : comme catholiques, nous nous situons « dans le contexte culturel et institutionnel d’aujourd’hui, marqué notamment par […] le principe de la laïcité » (Proposer la foi dans la société actuelle, p. 20).

7. Le régime de laïcité est lié à la non-confessionnalité de l’Etat et à sa non-compétence en matière de foi religieuse et d’organisation interne des communautés religieuses. L’Etat en effet n’est pas dépendant d’une confession religieuse ou d’une philosophie ; il n’est pas compétent en ces domaines (cf. la Lettre de Jean-Paul II, n° 3). Etat et Eglise catholique sont dans deux registres distincts. A quelque niveau que ce soit (national, régional, départemental, communal), les pouvoirs publics n’interviennent pas dans la vie interne de l’Eglise, et l’Eglise n’a pas vocation à gérer le politique. Cette autonomie ne signifie pas ignorance mutuelle puisque l’Etat et l’Eglise sont « au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes » (Gaudium et spes). Pour autant, l’Etat de droit n’est pas indépendant vis-à-vis de l’éthique, puisqu’il est au service des droits de l’homme. Ainsi, l’Eglise ne sort pas de sa responsabilité quand elle interpelle les pouvoirs publics lorsque l’être humain ou les droits de la personne humaine et son aspect transcendant ne sont pas respectés. Cette juste séparation des pouvoirs n’empêche donc pas – bien au contraire – connaissance mutuelle, relations et dialogue. D’autant que la séparation entre Eglises et Etat n’équivaut pas à une séparation entre Eglises et société. Nous sommes reconnaissants au Président de la République et aux gouvernements successifs d’avoir institué en février 2002 et mis en œuvre une instance de dialogue et de concertation avec les représentants de l’Eglise catholique.

 8. Cette conception de la laïcité assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Selon cette laïcité, l’Etat a le devoir de promouvoir le droit civil à la liberté religieuse (cf. Déclaration conciliaire Dignitatis humanae). Conformément à la loi de 1905, il a le souci de la juste intégration de ces confessions religieuses dans le jeu de la vie sociale, en respectant l’inviolabilité des consciences. C’est en ce sens que nous comprenons le caractère « laïque » de la République française tel qu’il est affirmé dans la Constitution de la Ve République. Cette « saine et légitime » (Pie XII, 28 mars 1958) conception de la laïcité se distingue de certaines conceptions radicales de la laïcité qui sont une approche négative du religieux, une volonté de réduire l’influence sociale des religions et de renvoyer celles-ci au seul domaine de l’intime et des convictions personnelles. Précisons à ce propos que nous nous inquiétons d’assister parfois, en certains lieux, à la résurgence d’attitudes et de prises de position marquées par un laïcisme qu’on aimerait croire dépassé. 

9. Cette laïcité peut se vivre selon des régimes juridiques différents. Elle est, par nature et par définition, pluralité et diversité. En témoignent le régime général des cultes qui cohabite avec un régime local en Alsace Moselle, plusieurs régimes spécifiques en outremer, certains services publics d’aumôneries (hôpitaux, prisons, armée) dont les titulaires sont rémunérés, le statut particulier des Congrégations, le caractère propre de l’Enseignement catholique et la reconnaissance d’utilité publique d’œuvres caritatives.

10. Le régime de séparation, qui « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2 de la loi du 9 décembre 1905), établit l’exercice des cultes dans le domaine des libertés publiques, dans la foulée de la liberté d’association reconnue en 1901. Les cultes ne relèvent plus du droit public en ce qui concerne les règles de leur organisation interne. Cependant, par la protection dont bénéficient leurs activités propres, ils restent sous l’empire des principes régissant les libertés publiques. La Loi de séparation ne nie pas la dimension sociale des cultes pour enfermer le religieux dans le pur domaine des convictions personnelles. Soucieuse de permettre à chaque citoyen de pratiquer sa religion, elle a non seulement proposé la création des associations cultuelles mais aussi d’aumôneries « destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons » (loi du 9 décembre 1905, art. 2).

11. Cent ans après la promulgation de la loi, le paysage français a bien changé. Des questions nouvelles se posent… Nous ne sous-estimons pas la portée des interrogations soulevées par la Fédération protestante de France qui voit le fonctionnement des associations cultuelles remis en question par les modifications apportées à la loi de 1901 sur les associations. Nous n’ignorons pas les questions posées par l’implantation d’autres religions, notamment de l’islam, dans notre pays. Et nous nous réjouissons par ailleurs de constater chez beaucoup d’hommes de bonne volonté les progrès de la tolérance et du respect d’autrui.

12. Tout cela considéré, pour ce qui nous concerne, nous ne pensons pas qu’il faille changer la loi de 1905. Certes, il n’est pas dans notre intention de l’idéaliser. Mais, alors que la loi n’utilise pas le mot « laïcité », on en est venu à la considérer comme l’expression d’un équilibre satisfaisant des relations entre l’Etat et les organisations religieuses ; elle a acquis par là une valeur symbolique certaine. En conséquence, il nous semble sage de ne pas toucher à cet équilibre par lequel a été rendu possible en notre pays l’apaisement d’aujourd’hui.

13. Nous ne sommes pas pour autant condamnés à l’immobilisme. Sans toucher aux principes édictés dans la loi, bien des solutions peuvent être trouvées aux questions nouvelles par des applications ouvertes de cette loi. Notre expérience d’un siècle est là pour témoigner que cela est possible.